Dans la continuité de nos trois études maîtresses dont l’objectif est d’analyser les mécanismes de la Révélation de manière rationnelle uniquement en fonction des indications autoréférentielles données par le Coran,[1] nous nous devions d’aborder la signification des quatre termes-clefs par lesquels le Coran se définit en tant que structure textuelle, c.-à-d. du point de vue de sa composition et constitution une fois révélé au Prophète, à savoir : âya, sûrat, qur’ân, kitâb. Après avoir étudié les différents sens du terme âya/verset selon le Coran,[2] nous allons envisager à présent le terme-clef sûra que le français rend par le mot sourate.
I – Le terme sûra
– Le terme sourate est la transcription de l’arabe sûrah, le « h » final n’étant que la marque d’un « t » désinentiel nous le translitérerons par sûrat en fonction d’une convention d’usage. Une première certitude, l’emploi coranique du terme sûrat désigne le deuxième niveau hiérarchique de composition du Coran immédiatement au-dessus de la notion de verset/âya. Dans les faits, les plus anciens codex[3] font état de la division du texte coranique en sourates, non pas en tant que résultant d’une démarche de composition scripturaire, mais comme reproduisant un état antérieur de la transmission orale du Texte, c.-à-d. sa mémorisation, en témoignent les quelques variations connues en nombre et en ordonnance des sourates.[4] Le nombre de sourates du Coran est en sa forme actuelle établi à 114. L’ensemble de ces sourates composent le Coran en incluant la totalité des versets qui constituent le Message coranique et ceci que l’on croit, ou non, que ce message a été révélé par Dieu à Muhammad. Autre fait saillant, comparativement aux termes techniques âya, qur’ân, kitâb, le terme sûrat n’apparaît que très peu dans le texte coranique, 10 occurrences seulement, 9 au singulier et une au pluriel.[5]
En voici les références, nous les étudierons au fur et à mesure de notre analyse : S2.V23 ; S9.V64 ; S9.V86 ; S9.V124 ; S9.V127 ; S10.V38 ; S11.V13 ; S24.V1 ; S47.V20, S47.V20.
II Définition du terme sûrat
– Depuis au moins l’orientalisme du XIXe siècle, il est courant de traduire le mot surât par chapitre, terme qui désigne les divisions d’un livre et qui lorsqu’un ouvrage comprend des parties différentes représente donc une subdivision dudit texte. En conséquence, cette appellation est incorrecte, car une sourate n’est pas un chapitre du Coran. Notre analyse de la composition des sourates montre que dès lors qu’elles ont une certaine longueur textuelle il est aisé d’y distinguer pour chacune d’entre elles une division interne en chapitres. Si cette subdivision n’est jamais visualisée formellement, elle est toutefois explicitement identifiable thématiquement et en fonction de certains marqueurs sémantiques.[6] Par ailleurs, lorsqu’un livre est chapitré il y a une cohérence dans l’ordre et la hiérarchisation des chapitres et, si les sourates représentaient les différents chapitres du livre nommé Coran, il devrait en être de même. Or, il est notable que tel n’est pas le cas pour le Coran, les sourates/sûrat sont des unités textuelles indépendantes les unes des autres et leur classement à l’intérieur du corpus coranique est relativement arbitraire et n’influe pas sur la compréhension du texte coranique en sa globalité.[7] Du reste, et ce fait est généralement omis par l’islamologie, l’arabe dispose de l’usage post-coranique du terme technique bâb pour désigner un chapitre, ce qui a priori suffirait à exclure que contrairement aux affirmations de l’islamologue les musulmans aient eu besoin d’emprunter à d’autres cultures scripturaires la notion de sûrat au sens de chapitre. De même, si l’islamologie estime que le sens du terme sûrat et les raisons de son emploi sont obscurs, ce n’est que selon les mêmes intentions qui l’amènent à spéculer et générer le trouble quant à l’origine et la signification du terme âya.[8]
– Ceci étant, un simple raisonnement indique qu’au contraire la notion de sûrat/sourate était nécessairement claire pour les premiers réceptionnaires du Coran et nous vérifierons ceci lors de l’analyse étymologique. En effet, si l’on admet sans peine que la transmission orale du Coran a précédé sa mise par écrit et si la mention du mot sûrat apparaît au plus tôt vers le dernier tiers de la période mecquoise, nous reviendrons plus avant sur ce point, il est inenvisageable que lorsque le nombre de versets commença à être important les allocutaires de Muhammad aient entrepris de les mémoriser sans aucune notion d’agencement et de classement. Dans l’absolu, ils étaient pratiquement dans l’obligation de mémoriser les versets dans un ordre donné et par groupes ou trains de révélation. Aussi, peut-on concrètement constater que les sourates brèves de la première période mecquoise sont thématiquement différentes les unes des autres et comportent un nombre déterminé de versets. De fait, la notion de sourate était donc nécessaire dès les premiers temps de la révélation du Coran dont il faut ici rappeler que les deux tiers du texte ont été donnés à La Mecque. En pratique, la mémorisation de cette masse textuelle imposait qu’elle fut classifiée en unités textuelles permettant d’en structurer l’apprentissage et, comme nous l’avons dit, les différentes séries de révélations se présentaient comme des unités textuelles arrêtées, tout d’abord brèves puis de plus en plus longues. Révélation et mémorisation procédèrent donc de manière aussi logique qu’indispensable par l’identification d’entités individualisées et individualisables nommées sourates. Ceci permet de donner une première définition pragmatique du terme sourate/sûrat : groupe de versets dont l’ordre et le nombre sont déterminés et constituent une entité textuelle close et indépendante au sein du corpus coranique.
III – Étymologie du terme sûrat/sourate
– La réflexion étymologique sur le terme âya/verset suit un raisonnement classique : partir de l’usage coranique pour trier des hypothèses linguistiques. Nous avons pu constater que le Coran a imposé le mot âya au sens de verset à ses réceptionnaires et qu’il en a de manière néologique déterminé la signification, la spécialisation et la définition technique. Par conséquent, l’emploi coranique du terme âya par le Coran est précoce et redondant, multipliant ainsi les situations textuelles permettant à l’auditoire d’en saisir clairement le sens et la fonction. L’on peut alors constater qu’à l’inverse des termes âya et qur’ân, tous deux inconnus des Arabes et donc mentionnés didactiquement à de très nombreuses reprises dans le Coran, le terme sûrat n’apparaît que dix fois dans le texte coranique. Nous en déduisons que l’hypothèse linguistique de recherche concernant le terme sûrat est inverse : dans le Coran ce terme est très peu fréquent ce qui suppose qu’il était connu des Arabes. Ce fait est aisément vérifiable puisque sur les dix occurrences coraniques de sûrat, huit sont adressées à des opposants du Prophète, ce qui d’une manière ou d’une autre indique qu’ils connaissaient la signification de ce terme alors même qu’ils n’en pratiquaient pas la mémorisation. Nous en concluons que contrairement à ce qu’il en fut pour les termes âya et qur’ân, le Coran n’utilise pas de manière innovante le terme technique sûrat/sourate mais y fait recours en fonction d’un usage établi antérieurement, nous vérifierons cela plus avant. Autrement dit, les Arabes connaissaient antérieurement ce terme, ils le comprenaient et les premiers fidèles du Prophète l’utilisaient fort probablement pour désigner ce qu’ils mémorisaient et récitaient du Coran que le Prophète leur transmettait, ceci avant même que ce terme n’apparaisse dans le corpus coranique lui-même. Lorsque l’islamologie imagine que le terme sûrat est l’emprunt d’un vocable technique juif ou chrétien postérieurement au temps du Prophète elle ne tient pas compte de ces données. Une fois montrée l’existence en langue arabe du terme sûrat avant le temps coranique, il est possible d’en étudier l’étymologie. Deux possibilités se dessinent, soit ce terme est d’origine non arabe, soit il s’agit d’un terme arabe.
a – Étymologie non arabe du terme sûrat
– D’aucuns parmi les islamologues ont rattaché sûrat à l’hébreu shûrâ ayant pour sens : rang, ligne, rangée, marque. Cependant, d’une part ce terme apparaissant dans la Mishna n’est pas en lien avec la pratique de la lecture ou de la récitation et, d’autre part, comme nous le verrons, les mêmes significations existent pour la racine arabe sawara. Si emprunt il y avait eu, il n’y aurait donc eu aucune justification logique et, surtout, il n’apporterait rien à la compréhension du terme sûrat. Du fait de la carence de cette première hypothèse étymologique, il a donc été supposé que sûrat serait une déformation de l’hébreu sidra de structure radicale s.d.r.h, au pluriel sidrot. Ce terme désigne la portion de texte de la Thora devant être lue chaque semaine de sorte que la lecture de la Thora soit achevée en une année. Ceci explique que l’on en ait ainsi divisé le texte en 54 parties, chacune correspondant à une semaine du calendrier juif. Ces divisions hebdomadaires sont plus fréquemment appelées parashiot, au sing. parasha. Cependant, le passage de sidra à sûra n’est guère phonologiquement envisageable lors d’une transmission orale et cette déformation selon l’avis même de l’islamologue ne serait concevable que par une mauvaise lecture de l’hébreu. Or, il est assez peu vraisemblable que les Arabes n’ayant pas de culture écrite connue aient pu avoir une fréquentation régulière des sources littéraires judaïques et de la Thora écrite tout en lisant ce terme incorrectement d’autant plus que dans la Thora le terme sidra n’est pas écrit en marge, lesdites divisions étant indiquées uniquement par des moyens typographiques. En conséquence, d’autres ont supposé que sûrat serait la déformation du syriaque ṣûrṭâ désignant un texte écrit, voire des lignes, le contexte serait alors préférentiellement chrétien. Il s’agit là encore d’un terme technique issu d’une culture de l’écrit et comme nous l’avons signalé ci-dessus les Arabes en étaient dépourvus. Il est donc fort peu vraisemblable qu’un tel terme ait pu s’implanter en langue arabe antérieurement au Coran. Selon le même type de raisonnement, lorsque le terme sûrat apparaît dans le Coran c’est à une période où il n’existe quasiment que sous forme orale et l’on ne pourrait comprendre que le Coran pour désigner ses propres divisions aurait utilisé un terme relevant du registre technique de l’écriture.
– Au final, il n’y a pas d’arguments probants expliquant comment les Arabes de culture orale auraient emprunté un terme technique juif ou chrétien concernant leurs Écritures. Autrement formulé, le fait est d’autant plus improbable que les Arabes ne possédaient pas de Livre sacré, ce qui au demeurant est une caractéristique du polythéisme arabe. Sans pratique d’une telle Écriture, en quoi donc auraient-ils eu besoin d’intégrer un vocabulaire spécialisé destiné à la pratique quotidienne du Livre fondateur d’autres religions. Or, nous l’avons précédemment souligné, un fait est certain, le petit nombre d’occurrences coraniques du terme sûrat indique que la signification de ce terme était connue des Arabes réceptionnaires du Coran. Autre point, le terme sourate connaît dans le texte coranique un pluriel régulier : suwar, S11.V13, et il est décliné selon deux des trois cas grammaticaux de l’arabe, ce qui nous conduit tout naturellement à retenir et étudier son origine arabe.
b – Étymologie arabe du terme sûrat
– Du fait de la présence en sûrat/s.w.r d’une semi-consonne dite faible, il a été classiquement mis en jeu deux racines verbales. Ainsi a-t-il été supposé par les lexicographes arabes que sûrat dérivait de la racine sa’ara évoquant le peu laissé d’une chose, la sûrat serait donc un peu de Coran, une portion restante. Cette hypothèse ne peut être validée puisqu’en réalité elle donne au mot sûrat le sens inverse de ce qu’elle représente dans le Coran, car une sourate n’est pas un reste d’un tout que serait le Coran, mais au contraire l’élément constitutif fondamental du Coran. Aussi, et majoritairement, le terme sûra a-t-il été rattaché à la racine sawara/s.w.r/sâra. Celle-ci signifie monter sur un mur élevé et le substantif sûr vaut alors pour muraille, haut mur, rempart, paroi. Le singulier sûr connait une occurrence coranique en S57.V13 où il revêt ces significations. L’on note qu’au sein d’une certaine polysémie, la notion centrale de la racine verbale sâra est l’élévation et ceci explique la présence de significations positives et négatives de ses sens dérivés. Valeurs négatives : sâra désigne l’action d’un vin qui monte à la tête,[9] de même pour le bouillonnement en l’esprit de la colère ou de la violence. Valeurs positives : escalader une paroi, se hisser au sommet, s’élever. Ceci explique que pour le substantif sûrat l’on puisse observer en fonction des emplois au sens propre ou figuré la présence de trois champs lexicaux :
1- Selon la notion d’élévation physique : sûrat désigne une construction avec de hauts murs.
2- Selon la notion d’élévation sociale : sûrat signifie degré, rang, de dignité, valeur.
3- Selon la notion d’élévation abstraite : sûrat prend le sens de, signe, marque, repère.
– Concernant le champ lexical 1, nous en déduirons tout d’abord qu’il est classique de donner au mot sûrat le sens de rangée de pierres dans un mur mais que cela est inexact puisque cette notion indique un plan horizontal alors que la racine sâra ne vaut que dans le plan vertical. Il s’agit donc d’une définition forcée conçue pour indiquer que les sourates auraient été ainsi nommées, car elles seraient alignées comme une rangée de pierres dans un mur. Le Coran serait alors comparable à un mur, un haut édifice bâti à l’aide des sourates. Cependant, cette vision des choses repose sur une conception écrite du Coran sous forme d’un corpus en lequel les sourates sont agencées. Cette compréhension est donc tributaire de la forme des premiers codex où effectivement un trait épais séparait les sourates entre elles. Or, durant toute la période initiale du temps du Prophète de recueil des sourates une telle mise par écrit n’existait pas et du point de vue de l’oralité une sourate était uniquement déterminée par son premier et son dernier verset, les sourates restaient donc mentalement des entités éparses. Cette signification ne peut donc être validée.[10] De même, il a été dit qu’une sourate/sûrat était ce qui était délimité par des murs/aswâr, au singulier sûr, mais là encore cette compréhension est anachronique puisque tributaire des séparateurs graphiques de sourates mis en place dans les premiers codex. Au demeurant, il est établi qu’en arabe un seul et unique terme polysémique au singulier produit bien souvent des pluriels différents, chacun d’eux étant alors monosémique c.-à-d. en lien avec une seule des significations de ce terme au singulier. Tel est le cas pour le terme sûrat qui lorsqu’il désigne les murs d’une construction ou la construction elle-même a pour pluriel sûr/murs alors que le pluriel coranique de sûrat lorsqu’il désigne les sourates est suwar : S11.V13. Nous pouvons donc écarter ces définitions.
– Concernant le champ lexical 2, il a été affirmé que les sourates ont été ainsi nommées pour souligner leur haut rang, leur grande valeur au-dessus de toutes autres paroles, la dignité qui en découle et qui de fait doit leur être attribuée. Le terme sûrat qualifierait donc la sourate axiologiquement. Toutefois, cette conception ne peut être retenue comme l’indiquent les deux seules occurrences mecquoises du terme sûrat : « Diront-ils encore : Il l’a inventé ! Réponds : Apportez donc une sûrat semblable à celui-ci et convoquez qui vous pourrez en dehors de Dieu, si vous êtes sincères. », S10.V38, et : « Ils disent de même : Il l’a inventé ! Réponds : Apportez donc dix suwâr inventés semblables à celui-ci et convoquez qui vous pourrez en dehors de Dieu, si vous êtes sincères. », S11.V13. Il s’agit là des deux plus anciennes citations coraniques du terme sûrat, probablement dans le dernier tiers de la période mecquoise, les huit autres étant toutes médinoises. Ceci revient à dire qu’auparavant aucune autre mention autoréférentielle du terme sûrat n’avait été faite ce qui aurait pu alors permettre de comprendre ce que le Coran entendait par là. Ceci implique que les qurayshites à qui s’adressent ces deux versets connaissaient le sens du mot sûrat antérieurement à la révélation du Coran. Or, l’on notera qu’ils n’attribuent pas à ce terme une valeur particulière puisque ces deux “défis”[11] indiquent en creux que certains qurayshites se sentaient tout à fait en mesure de produire des textes de même niveau. Nous en déduisons que l’hypothèse lexicale ici débattue ne peut être retenue, elle est postérieure au Coran et traduit seulement l’intention islamique d’exalter et magnifier la valeur des sourates du Coran.
– Concernant le champ lexical 3 selon lequel le mot sûrat signifiait signe, marque, repère, l’on peut faire les remarques suivantes. Nous avons infirmé une origine non arabe du terme sûrat et les significations qui en découlaient. Nous avons aussi écarté toute autre possibilité de sens à partir des deux premiers champs lexicaux de la racine sawara et nous venons de confirmer que le sens du terme sûrat qui en dérive était connu des Arabes antérieurement à la révélation du Coran. Ainsi, en rapport avec un propos récité et répété sûrat désignait donc étymologiquement pour eux une entité identifiée en forme et contenu. Autrement dit, ce qui constitue un repère, c.-à-d. un propos faisant bloc à citer et comprendre en tant que tel.[12] Nous trouvons explicitement cet usage dans les quatre occurrences médinoises inscrites en la Sourate 9, ex. : « Quand fut révélé une sûrat : croyez en Dieu et luttez aux côtés de Son messager, les plus aisés parmi eux t’ont demandé permission en disant : Laisse-nous être avec ceux qui restent sur place. », S9.V86. Or, aucune sourate n’est entièrement consacrée à ce thème, c.-à-d. un appel à soutenir le Prophète lorsqu’il est attaqué par ses ennemis. De plus, l’on peut présentement identifier au sein même de la Sourate 9 un groupe de versets traitant précisément du sujet : croire en Dieu et lutter aux côtés du Prophète, à savoir les vs44-48, mais aussi les vs20-24. Il convient donc de comprendre cet emploi du terme sûrat comme renvoyant à la notion de passage coranique : une unité textuelle composée d’un ensemble de versets coraniques contigus, ex : « Que vienne à être révélé un passage coranique/sûrat qu’alors parmi eux d’aucuns disent : À qui de vous cela a-t-il fait croître la foi ! Mais ceux qui croient, cela les a grandis en foi, ils s’en réjouissent. », S9.V124. Nous en déduisons que pour les Arabes et en fonction de leur culture orale le terme sûrat préexistant signifiait ce qui est marqué, repéré en tant que propos sur un sujet ou thème donné. S’agissant donc de ce que le Prophète transmettait, professait, le mot sûrat avait logiquement pour sens : passage coranique constitué d’un groupe de versets que l’on cite et axé sur un propos défini et circonscrit. Ce rapport entre l’emploi du terme sûrat et la révélation reçue par le Prophète est explicitement mis en avant puisque sur les dix occurrences de ce terme seules deux ne sont pas corrélées au verbe anzala/révéler : S10.V38 et S11.V13.[13]
– Par ailleurs, l’on doit noter la présence d’une unique occurrence coranique particulière : « Sourate/sûrat que Nous avons révélée et en laquelle nous avons établi des règles de conduite et Nous y avons révélé des versets explicites ; puissiez-vous vous en rappeler. », S24.V1. Le Coran emploie ici le terme sûrat de manière autoréférentielle et le fait que ce soit le premier verset de cette sourate indique que l’ensemble des versets qui vont suivre constitue une entité définie qui est alors qualifiée de sûrat/sourate. Ceci signe donc une évolution terminologique proposée par le Coran lui-même indiquant que l’unité de base de sa composition est à qualifier à présent de sûrat/sourate. Il est aussi indiqué que la sourate est constituée de versets/âyât. Rappelons que le verset/âya correspond à l’unité de base de révélation du Coran.[14] La Sourate 24 est sans nul doute tardive, fin de la période médinoise, le terme sûrat ne vaut donc plus ici pour passage coranique limité, repéré, mais prend un sens spécialisé spécifique : par sourate sera désigné un ensemble de versets révélés regroupés en une entité textuelle compositionnelle déterminée. Autre définition : une sourate/sûrat est une unité textuelle composée d’un certain nombre de versets et structurellement autonome à l’intérieur d’un tout représenté par le Coran et dont la somme compose le Coran.[15] L’on peut donc considérer que c’est à partir de cet instant qu’en fonction d’une indication coranique les musulmans prendront l’habitude d’utiliser le terme sûrat selon la nouvelle définition que le Coran en donna. De même, l’on vérifie ainsi ce que nous avons précédemment signalé : l’emploi coranique du terme sûrat au sens de sourate n’est pas à confondre avec la notion de chapitre, car chaque sourate est une unité indépendante. L’ordonnance des sourates à l’intérieur d’un corpus coranique n’existant pas encore physiquement n’a pas d’importance réelle, ce qui n’est pas le cas des différents chapitres composant un même ouvrage.
– Nous aurons donc mis en évidence l’existence de deux significations différentes du terme-clef sûrat. La première, la plus ancienne dans la chronologie de révélation, était conforme à l’usage des Arabes et contextuellement a pour sens passage coranique. La seconde est une spécialisation terminologique induite par le Coran lui-même pour laquelle le mot sûrat prend pour sens celui que nous lui connaissons depuis lors : une unité coranique automne structurée et composée d’un nombre donné de versets. Cette signification apparaît vers la fin de la période médinoise ce qui explique qu’elle soit dès lors devenu l’usage standard généralisé chez les musulmans. Ce constat coranique démontre aussi que les hypothèses islamologiques tendant à affirmer que le terme sûrat au sens connu serait un emprunt tardif post-coranique aux scripturaires juifs ou chrétiens ne sont pas justifiées. L’objectif de l’islamologue étant bien sûr d’en déduire que le Coran avait été réécrit postérieurement à cette première période. Il s’agit là d’un des biais majeurs de l’islamologie qui imagine hypothétiquement les conclusions pour en déduire les prémisses.
Conclusion
– Nous aurons étudié le terme sûrat/sourate sous ces divers aspects uniquement à partir du Coran et de l’étymologie. Plusieurs niveaux de définition ont été mis ainsi en évidence chacune ayant une incidence sur la compréhension de la structure du Coran. L’on retiendra que ce terme est d’origine arabe et qu’il était compris par les premiers réceptionnaires du Coran. En fonction de l’indication clef fournie par S24.V1, c’est le Coran lui-même qui a conféré au terme ancien sûrat le sens de sourate c.-à-d. une des 114 parties indépendantes constituant le Coran. En fonction des indications étymologiques, une sourate/sûrat est une unité coranique autonome structurée et composée d’un nombre donné de versets, de 3 à 286. Une sourate/sûrat est donc un bloc de texte délimité par un début et une fin et au contenu déterminé, nombre et ordre des versets. Nous ajouterons que notre analyse littérale du Coran montre que chaque sourate est construite de manière cohérente autour d’un thème unique.
– En conséquence, il est incorrect de traduire sûrat par chapitre puisque les chapitres sont des sous-unités d’un livre dont la répartition est dictée par la logique thématique de l’exposé global dudit ouvrage. Or, ce n’est pas le cas pour le Coran dont l’ordre de présentation des sourates ne répond pas à une logique de composition de cette nature, chaque sourate pouvant être lue indépendamment et leur classement à l’intérieur du Coran reposant pour l’essentiel sur un ordre quantitatif décroissant tout comme il n’est en rien chronologique ni thématique.[16] De plus, notre analyse littérale de la composition des sourates met en évidence le fait qu’elles se subdivisent elles-mêmes en divers chapitres, notamment s’agissant des sourates d’une certaine longueur. Ainsi, pour être précis d’un point de vue terminologique, il convient de ne pas traduire la notion de sûrat spécifique au Coran et de se limiter à ce que l’usage a retenu : une transcription directe du terme sûrat par sourate.
– Cette spécificité de composition nous conduit à constater que le Coran n’est pas en soi un livre/kitâb, mais qu’en tant que simple compilation de sourates il se qualifie bien lui-même d’Écrit/kitâb,[17] c.-à-d. la mise par écrit d’un ensemble de sourates sans notion de composition globale, notion sous-jacente au concept de livre. Le Coran apparaît donc comme un recueil de sourates, ce qui ouvre la voie à la compréhension du terme qur’ân abordée au volet 5 de la présente recherche.[18]
Dr al Ajamî
[1] Cf. 1– Inspiration et Révélation selon le Coran ; 2 – Terminologie de la Révélation selon le Coran ; 3 – Théorie de la Révélation selon le Coran.
[2] Cf. 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; a- le terme âya/verset.
[3] La datation des plus anciens codex du Coran pour l’instant identifiés montre qu’ils ont généralement été réalisés entre 25 et 50 ans après le décès du Prophète.
[4] Ce point sera envisagé en l’article Chronologie et ordre des sourates du Coran.
[5] Les islamologues mentionnent l’existence de neuf occurrences du terme sûrat, ils suivent en cela le travail princeps de A. Jeffery qui n’avait décompté que les occurrences de sûrat au singulier, la dixième occurrence est le pluriel suwâr ; cf. : The foreign vocabulary of the Qur’an, 1938.
[6] De fait, notre traduction littérale du Coran introduit pour la première fois la division explicite et titrée des trois niveaux d’organisation du texte coranique à l’intérieur d’une sourate : les Parties, les Chapitres, les Paragraphes. Sur ce point, voir en Analyse contextuelle.
[7] Cf. Chronologie et ordre des sourates du Coran.
[8] Cf. 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; a- le terme âya/verset.
[9] L’équivalent français est l’adjectif capiteux, se dit d’un vin dont l’effet enivrant monte rapidement à la tête. Le mot capiteux est construit à partir du latin caput : tête.
[10] Marginalement, signalons une autre anomalie lexicale : la forme II sawwara signifiant parer de bracelets et son substantif siwâr/bracelet dont le pluriel asâwir est retrouvé à plusieurs reprises dans le Coran, ex. S22.V23. Il s’agit clairement d’un intrus lexical dû au rattachement radical obligatoire des termes selon la logique de classement des dictionnaires de la langue arabe, mais ce terme est non arabe, résultant probablement d’un ancien emprunt au perse ou à l’araméen.
[11] Nos guillemets indiquent que nous n’avons pas validé la notion de défi coranique tel que l’Islam de manière apologétique le définit, c.-à-d. l’inimitabilité du Coran. Sur ce point, voir S2.V23 ; S10.V38 ; S11.V1.
[12] Comme le mot sûra ne semble pas avoir été employé pour désigner un poème, l’on peut supposer que les premiers pratiquants du Coran réemployèrent de manière spécifique un terme spécialement conçu pour désigner ce qui pour eux ne ressemblait pas structurellement et thématiquement aux pièces poétiques qu’ils connaissaient et mémorisaient : les qaṣîda.
[13] En ces deux occurrences il est employé le verbe atâ/apporter puisqu’il est ainsi demandé au qurayshites d’apporter/produire ce qu’ils seraient capables de composer comme équivalent du Coran.
[14] Cf. 4 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; a- le terme âya/verset.
[15] Nous verrons que ces définitions ont un lien direct avec les significations du terme central al–qur’ân/le Coran dont on comprend d’ores et déjà qu’il est un recueil de sourates, cf. 5 – Terminologie du Révélé selon le Coran ; c- le terme qur’ân.
[16] Cf. Chronologie et ordre des sourates du Coran.
[17] Voir notre étude : Le terme kitâb selon le Coran.
[18] Cf. note 15.