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La mixité selon le Coran et en Islam – S33.V33 ; S24.V30-31

En un Orient lointain dans l’espace et le temps, j’ai vu de mes propres yeux ces sombres ombres apeurées se plaquer contre les murs au passage des hommes.[1] En ce monde-là, l’espace public appartient à la mâle assemblée et la femme n’y a pas place. En Occident, le combat féministe ne porte pas sur la visibilité de la femme, mais sur le non-respect qui résulte de sa présence publique et le nécessaire respect que l’on est en droit d’en attendre. Dans le monde dit musulman, les positions divergent. Ainsi, note-t-on aussi bien des revendications laïcistes que le maintien de la mixité relative de certaines sociétés traditionnelles, voire l’expression d’une volonté de non-mixité absolue, le fantasme du confinement des plus pieuses par les plus pieux. S’il eût été correct de parler de “choc des cultures”, mais il ne s’agit en réalité que du « choc des ignorances », c’est probablement sur la mixité des sociétés que le débat ferait le plus sens.

Quoi qu’il en soit, il est à regretter que l’absence de sérénité grève les efforts d’analyse nécessaires à une approche saine du sujet. Ce climat passionnel cristallise la polémique, mais ne permet, ni aux uns ni aux autres, de rechercher une compréhension objective du sujet. Certes, de nombreux groupes néo-islamiques réclament au nom de l’Islam la séparation des sexes tout comme nombre de féministes musulmanes se battent, elles aussi au nom de l’Islam, pour leur émancipation sociale. Qu’en est-il donc de la position de l’Islam en matière de mixité et de non-mixité ? Qu’en dit réellement le Coran ?

• Que dit l’Islam

L’Islam n’est pas une religion tombée du Ciel, mais, comme toute religion, il est le résultat d’une élaboration inscrite dans l’Histoire, en l’occurrence celle des hommes, c’est-à-dire des mâles. Ce sont eux qui ont inscrit dans les textes de l’Islam leur vision du monde et le fait qu’à l’heure actuelle les religions en leurs lignes traditionnelles défendent des modèles archaïques est la preuve a contrario de ce qu’elles avaient été formatées par et pour des mentalités d’alors. Bien que patriarcal et misogyne, il est probable que le monde arabe anté-islamique ait connu un mode de vie où la mixité de genre était la règle, les témoignages en ce sens sont connus. C’est donc lors de l’expansion vers le Moyen-Orient qu’au contact de cultures patriarcales et misogynes, notamment judéo-chrétiennes, ayant inscrit dans leurs religions cette vision négative de la femme que les penseurs de l’Islam firent de même.

Ce simple rappel permet de comprendre que, plus que la religion, ce sont les mentalités des peuples qui en la matière s’imposent. Le modèle sexiste est avant tout culturel : le fait de la domination des hommes sur les femmes, et l’on vérifie sans peine de nos jours que les milieux traditionnels conservateurs, peu religieux, s’allient naturellement avec les fondamentalistes pour défendre une vision commune de la place minorée de la femme dans la société. Pour autant, puisque la religion est une affaire de mâles, les textes de l’Islam sont réactivés pour soutenir la séparation des genres dans la société. Outre de fort nombreux points de détail discriminant la femme, la volonté de mise à l’écart du genre féminin repose essentiellement sur un triple argumentaire islamique.

1 – La place de la femme est le foyer

Cette volonté de cantonner les femmes à la servitude domestique a été justifiée par le verset suivant : « Restez dans vos foyers ; et ne vous exhibez pas à la manière des femmes d’avant l’Islam (Jâhiliya). Accomplissez la Salât, acquittez la Zakât et obéissez à Allah et à Son messager. Allah ne veut que vous débarrasser de toute souillure, ô gens de la maison [du prophète], et veut vous purifier pleinement. », S33.V33.

Ce verset est ici donné selon la traduction standard, laquelle exprime parfaitement le point de vue de l’Islam. Les musulmanes ne devraient donc  point sortir de leurs demeures, que ce soit avant le mariage celles de leurs parents et, après, celles de leurs époux. Pour illustrer cette situation d’idéal de claustration des femmes, l’on rapporte l’édification suivante : « Fatima bint Naṣr al–‘Attâr était une femme d’une grande piété qui ne sortit donc de chez-elle que trois fois dans sa vie : pour quitter la maison de son père et aller chez son mari, pour accomplir son pèlerinage et pour rejoindre sa tombe ! »[2]  Selon cette interprétation du verset ci-dessus, il est clairement posé que c’est au nom de la piété qu’il est demandé aux femmes de ne pas participer à la vie publique. Plus encore, il s’agirait d’une démarche spirituelle puisque les femmes sont ainsi censées se « débarrasser de toute souillure » et ainsi se « purifier pleinement ». Notons que cette interprétation suppose de plus que la femme doive être purifiée, ici d’un potentiel péché de chair supposé. La non-mixité aurait donc comme soubassement l’irrépressibilité de la sexualité, celle du mâle en l’occurrence, car la femme est considérée par l’Islam non plus comme l’éternelle tentatrice, mais comme la tentation elle-même : « Le Prophète a dit : Je n’ai laissé après moi aucune tentation plus grave pour l’homme que la femme. »[3] La sexualité de la femme serait donc intrinsèquement une impureté dangereuse nécessitant d’être maîtrisée, nous retrouvons là trace d’une archaïque peur de la féminité. Cette angoisse d’ordre sexuel, absente du Coran, est parfaitement traduite dans le hadîth suivant : « Le Prophète a dit : « La femme est un corps de tentation/’awra, quand elle sort de chez elle Shaytan l’utilise pour le péché. »[4] Il conviendra donc que nous revenions plus avant sur le sens littéral de ce verset-clef : S33.V33.

2 – La femme ne peut sortir que voilée

Selon la logique précédente, les femmes qui s’aventureraient dans l’espace public sont dans l’obligation de porter le voile. Celui-ci s’entend alors comme instrument de dissimulation de la femme afin qu’elle ne soit pas en quelque sorte responsable d’une atteinte sexuelle à l’ordre public. Le verset est connu de tous, selon la traduction standard il dit ceci : « Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines », S24.V31. Bien nous ayons largement démontré en le Voile selon le Coran et en Islam que ce verset ne prescrivait nullement le port d’un voile de tête, le consensus exégétique a décidé qu’il était préférable que la femme ne laisse ainsi apparaître, et au mieux, qu’un œil et une main. Les notions de « baisser le regard » et de « chasteté », renvoient à nouveau à la sexualité, la femme devant se dissimuler afin de ne pas exciter les hommes. Plus ou moins inconsciemment, les femmes qui acceptent ainsi de s’effacer manifestent en réalité l’intériorisation du fait qu’elles ont effectivement une grande valeur de séduction, une grande puissance d’attractivité sexuelle ; le non-montrer n’est donc pas un non-dire…

3 – La femme ne doit pas s’exhiber

Il ne s’agit pas ici de l’exhibitionnisme tel qu’on l’entend en Occident, mais d’une synthèse conceptuelle des deux points précédents. Si la femme ne peut quitter l’intérieur de sa demeure que voilée du fait même qu’elle est une tentation pour les hommes, dont le lieu de vie est manifestement l’extérieur, les exégètes-juristes ont alors poussé plus avant le contrôle de la tentatrice potentielle. À partir de l’interprétation du premier verset que nous avons mentionné, S33.V33, ils ont souligné le segment suivant : « ne vous exhibez pas à la manière des femmes d’avant l’Islam (c.-à-d. de la Jâhiliya) ».  Selon eux, ceci signifie que les femmes dès lors qu’elles sortent de leur foyer doivent s’abstenir de toute forme de coquetterie : les habits comme le voile doivent être amples, sans ornements, de tissus grossiers, de couleurs sombres, traîner dans la poussière du sol et, bien sûr, les femmes ne doivent porter ni parures ni parfum. Un hadîth illustre cette logique : « Tout œil est fornicateur, et quand la femme se parfume et passe près d’un groupe d’hommes, elle est alors fornicatrice ! »[5]

Bien évidemment, ce rappel de ce que l’Islam prône ne reflète pas les diverses réalités des pays dits musulmans où, en fonction des traditions et des degrés de sécularisation, les situations varient, mais il est par contre sans équivoque d’affirmer que la culture partagée par tous est profondément misogyne et sexiste. Quoi qu’on en dise, les trois grands thèmes anti-mixité que nous venons de citer représentent le socle scripturaire de l’Islam et ce type d’argument est toujours réactivé par les partisans d’une non-mixité plus ou moins totale dans la société. Enfin, l’on aura observé que tout ce qui vient d’être mentionné ne concerne que le statut des femmes comprises comme objet de séduction et de tentation. Selon l’Islam, l’homme est donc une victime potentielle de la femme, coupable de nature.  Celle-ci doit ainsi chercher, non pas à se protéger, mais à protéger les hommes de leurs pulsions qui, visiblement sont de la sorte quasi légalisées… La question est donc de comprendre ce que le Coran, ici funestement impliqué par l’Islam, a réellement dit.

• Que dit le Coran

1– La place de la femme est-elle le foyer ?

Voici la traduction littérale du verset-clef exploité par l’Islam : « Soyez dignes en vos demeures et ne paraissez point à la manière du paraître de l’ancienne ignorance.  Accomplissez la prière, acquittez l’aumône et obéissez à Dieu et à Son messager. Dieu désire seulement éloigner de vous le doute, ô maisonnée, ainsi que vous purifier parfaitement. », S33.V33. Les différences d’avec la précitée traduction standard, en l’occurrence expression d’une Exégèse standard, sont grandes.

– Pour le premier segment « soyez dignes en vos demeures/qarna fî buyûti-kunna », l’on notera que ladite exégèse suit la lecture suivante : « wa/et qarna » où qarna serait l’impératif au féminin du verbe qarra dont le sens est rester, se tenir tranquille, d’où la traduction standard : « restez/qarna dans vos foyers/buyût ». Cependant, l’impératif régulier du verbe qarra est qrirna et le passage à la forme qarna est forcé. Aussi, tant Tabari que Zamakhshary retiennent-ils la variante de récitation[6] selon laquelle on lit waqirna, c’est-à-dire l’impératif du verbe waqara signifiant ici avoir de la retenue, être digne, d’où nôtre : « soyez dignes ».  Si l’on se réfère au v32 qui s’adresse aux épouses du Prophète et leur conseille de ne tenir que des propos corrects et plein de retenue afin de tenir à distance les gens mal intentionnés à leur encontre, et si dans le même passage coranique l’on prend en compte le v53 qui fait état de la présence d’importuns dans la maison même du Prophète, alors il est évident que la lecture d’origine est bien « soyez dignes en vos demeures ». Nous en concluons que la variante de récitation qarna : « restez/qarna dans vos foyers » au lieu de waqirna : « soyez dignes »   est la manifestation d’une volonté exégétique visant à vouloir confiner, au nom du Coran, les femmes en leur foyer ! Du reste, il convient de souligner que ce passage coranique, vs28-62, et donc notre v33, ne concerne que les épouses du Prophète, nous y reviendrons au point 3.

– L’analyse littérale a ainsi montré que le Coran n’a jamais édicté de règle prônant que le rôle, ou la fonction, de la femme serait de demeurer en son foyer. Il ne s’agit là qu’un d’un idéal-type patriarcal sexiste et misogyne fantasmé par les exégètes au nom de leur propre vision des femmes. Encore une fois, le Coran n’est pas un code de lois sociales définissant pour l’éternité les rapports entre hommes et femmes. Sous un autre aspect, cette position coranique est prévisible et cohérente puisque toute prise de position genrée repose fondamentalement sur la reconnaissance d’une dissymétrie de valeur entre l’homme et la femme, or si la majorité des sociétés  reposent sur l’acceptation plus ou moins implicite d’une différence de genre au bénéfice de l’homme et au détriment de la femme, le Coran quant à lui défend une stricte égalité en capacité, droits, devoirs et dignité entre les deux composantes complémentaires de l’Humanité, cf. Égalité homme femme selon le Coran et en Islam.

2– La femme doit-elle être occultée ?

Voici la traduction littérale du verset référent mis en jeu par l’Islam pour parvenir à voiler, c.-à-d. occulter, les musulmanes : « [Ô Muhammad !] Dis aux croyantes qu’elles réfrènent certains regards/min abṣâri-hinna et qu’elles soient chastes. Qu’elles ne montrent de leur beauté/zîna que ce qui peut en paraître et qu’elles couvrent de leurs étoffes/khumur leurs décolletés/juyûb », S24.V31. Là encore, les différences sont nombreuses d’avec les traductions classiques, toutes se conformant à l’interprétation soutenue par l’Islam.

– En l’article consacré à ce sujet, et donc à ce verset – cf. Le Voile selon le Coran et en Islam – nous avons démontré que le segment type « qu’elles rabattent leurs grands voiles sur leurs poitrines » était un détournement de sens majeur. En l’occurrence, il dévie gravement de l’énoncé littéral coranique : « qu’elles couvrent de leurs étoffes leurs décolletés », propos précis et limité à une recommandation relevant de la pudeur. En réalité, et comme si fréquemment, les premières générations d’exégètes au contact des us et coutumes culturels et religieux du Moyen-Orient ont inversé la démarche exégétique. Autrement dit, l’Islam n’a pas bâti ses normes à partir de la compréhension du Coran, mais, à l’inverse, a recherché dans le texte coranique les versets qui pourraient sembler compatibles avec les points de vue qu’exégètes ou juristes désiraient implanter dans la religion. Présentement, c’est le concept de St Paul, l’initiateur du christianisme, qui avait séduit nos interprètes, en voici la teneur : « L’homme est soumis à Dieu et la femme est soumise à l’homme, le signe de sa soumission sera le voile et si elle ne peut pas se voiler qu’elle se fasse tondre. »[7] La violence de ce propos n’a d’égal que sa clarté, ici point de discours élaborés visant à justifier le port du voile en tant qu’instrument libérateur des femmes. La chose est dite pour ce qu’elle est : le voile est l’instrument et le signe de la soumission de la femme à l’homme, et tel était bien l’avis partagé par les juifs et les chrétiens, et les musulmans à leur suite.

– L’on peut aussi lier à cette volonté de domination des femmes la manipulation exégétique du segment-clef suivant : « dis aux croyantes de baisser leurs regards ». En le Voile selon le Coran et en Islam nous avons rigoureusement démontré comment l’Exégèse était passée de l’expression coranique yaghḍuḍna min abṣâri-hinna, mot à mot : qu’elles baissent/yaghḍuḍna de leurs regards/min abṣâri-hinna à la locution : « qu’elles baissent le regard ». En effet, l’expression coranique lorsqu’elle est respectée à la lettre et en fonction de la notion de maîtrise des pulsions sexuelles/et qu’elles soient chastes et corollairement celle de pudeur vestimentaire : « qu’elles couvrent leurs décolletés » signifie sans conteste : « dis aux croyantes qu’elles réfrènent/yaghḍuḍna certains regards/min abṣâri-hinna », c’est-à-dire les regards voyeurs, séducteurs, insidieux, etc. Étant entendu qu’au v30 il est exactement demandé la même retenue de comportement aux hommes : « dis aux croyants qu’ils réfrènent certains regards et soient chastes », le Coran indique ainsi que la société est nécessairement mixte et qu’hommes et femmes, à égalité, doivent apprendre à y vivre ensemble dans le respect et le contrôle de soi.  À l’opposé de cette vision coranique du vivre ensemble, l’Islam a détourné cette sage vision participative en créant par déformation le concept juridique dit : « baisser le regard/ghaḍḍ al–baṣâr ». Cette conception sociétale a été développée sous cet intitulé dans tous les ouvrages de Droit islamique afin d’instituer que les hommes, mais surtout les femmes, ne devaient jamais se regarder. Les unes et les uns ne pouvant se croiser du regard, il est alors possible par glissements de sens successifs de postuler, à contre-Coran, la non-mixité dans la société musulmane. C’est le même raisonnement qui en certaines contrées amène à mettre en place une société d’apartheid avec des espaces réservés aux hommes ou aux femmes. Rappelons que l’on retrouve, logiquement, la même ségrégation des genres chez les fondamentalistes juifs, notamment les haredim.

Le Coran n’a donc pas prescrit l’occultation de la femme ni même le port du voile pas plus qu’il n’a appelé à baisser les regards. Loin de ces principes chers à l’Islam qui n’ont aucune vertu pédagogique, mais entérinent de fait la non-maîtrise des instincts sexuels, ceux de l’homme principalement, le Coran adopte au contraire une attitude didactique incitant hommes et femmes à la retenue et à la pudeur afin d’harmoniser le vivre ensemble dans une société mixte et égalitaire.

3– La femme doit-elle s’exhiber ?

– C’est un deuxième segment de S33.V33 précédemment envisagé au point1 de ce chapitre qui a fait l’objet de spéculations exégétiques destinées à assimiler à de l’exhibition la libre présence des femmes dans l’espace public. En voici notre traduction littérale : « et ne paraissez/tabarraja point à la manière du paraître/tabarruj de l’ancienne ignorance… » que l’on peut comparer à la traduction standard fidèle en cela à l’Exégèse : « et ne vous exhibez pas à la manière des femmes d’avant l’Islam (Jâhiliya)… », S33.V33. Or, le verbe tabarraja signifiait à l’origine apparaître comme une tour/burj, c’est-à-dire se manifester avec fierté. Puis, l’on doit à l’Exégèse de lui avoir donné le sens de montrer ostensiblement sa beauté, ses parures. C’est ce phénomène de réentrées lexicales qui a amené à la notion d’exhibition/tabarruj. Ainsi, l’exhibition/tabarruj mise en avant par les exégètes s’entendait-elle en opposition d’avec la période de l’ignorance/jâhiliya, laquelle qualifiait pour eux l’état et les mœurs débridés de la période d’avant l’Islam.[8] Une musulmane se devait donc de se distinguer des us et coutumes des temps sombres de l’obscurantisme anté-islamique. L’on imagine sans peine que par glissements de sens successifs l’on soit à l’heure actuelle parvenu dans le discours islamique à ce que le terme tabarruj ait quasiment pris le sens d’exhibitionnisme. Ce terme-concept est alors précisément employé selon toute la connotation péjorative qu’il possède tout en servant à qualifier de manière culpabilisante le comportement d’une femme se montrant sans voile ou encore le simple fait de sortir dans la rue. Le fait de paraître à l’extérieur est donc assimilé à de l’exhibitionnisme et l’exergue de ce verset se comprend alors très officiellement par : « Demeurez en vos foyers, sortir serait de l’exhibition qui vous renverrait à la période antéislamique… » La pression sexiste n’a ici d’égal que la pression morale exercée à l’encontre des croyantes et l’on imagine sans peine les abus de sens et de pouvoir que cela peut entraîner.

En dehors du fait que le sexisme et la misogynie de ces conceptions s’opposent à l’égalité des hommes et des femmes selon le Coran, et comme nous avons montré que le Coran ne recommande pas aux femmes de rester dans leur foyer ni de se voiler, ces extensions de sens classico-modernes ne peuvent être retenues. Par contre, puisqu’il s’agit de dignité dans le comportement, c’est bien au sens premier que ce segment doit être compris « ne paraissez/tabarraja point à la manière du paraître/tabarruj de l’ancienne ignorance/jâhiliya ». Autrement dit : ne vous pavanez pas comme le faisaient certaines femmes de conditions nobles ou fortunées selon les traditions du paganisme des Arabes, ici qualifiées d’ancienne ignorance.

Tel est bien le sujet, car, comme nous l’avons précédemment indiqué, ce verset s’inscrit en un long chapitre, vs28-62, dédié à une problématique spécifique aux épouses du Prophète. L’on doit donc se demander pourquoi il leur a été dit : « Soyez dignes en vos demeures et ne paraissez point à la manière du paraître de l’ancienne ignorance ». Auraient-elles eu auparavant un comportement indigne ! La problématique relève en réalité des mœurs arabes de l’époque, car le Prophète était à ce moment-là considéré comme l’homme fort avec qui il fallait paraître et contracter alliance, y compris par mariage. Ainsi, le v53 nous apprend-il que toute une foule de gens pénétrait librement dans la demeure du Prophète et que tout un chacun s’y installait à sa guise. Cette promiscuité intéressée semble ne pas avoir été sans conséquence puisque le Coran dénonce la présence d’importuns mal intentionnés envers les épouses du Prophète et évoque : « le désir de ceux qui ont le cœur malade », v32. Face à cette situation particulière il leur est rappelé : « ô femmes du Prophète vous n’êtes comme aucune autre femme », v32. Ce statut électif est précisé au v53 : « vous ne pourrez jamais épouser ses femmes après lui (le Prophète) ». Cette interdiction est implicitement justifiée au v40 : « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous, mais il est le messager de Dieu et le Sceau des prophètes. »[9] En d’autres termes, nul ne pourra prétendre appartenir par alliance à la lignée de Muhammad, il n’aura pas d’autre descendance que ses filles nées avant son décès. Au vu des systèmes familiaux et claniques d’alors, conçus en tant que lieu et gestion des pouvoirs, cette restriction était capitale. Cette situation délicate amène donc le Coran à indiquer aux épouses du Prophète des mesures de protection supplémentaires et complémentaires : « soyez humbles en propos […] et ne tenez que des paroles convenables », v32 ; « soyez dignes en vos demeures et ne paraissez point à la manière du paraître de l’ancienne ignorance [c.-à-d. soyez humbles en attitude] », v33 ; « ne leur demandez quelque chose que de derrière un rideau », v53. Ceci explique aussi qu’en la conclusion de notre v33 nous ayons traduit le terme rijs par « doute »[10] et non pas par « souillure » !  L’objectif de ce chapitre adressé uniquement aux épouses du Prophète : « ô maisonnée » est donc bien le suivant : « Dieu désire seulement éloigner de vous le doute [des importuns], ô maisonnée, ainsi que vous purifier parfaitement », v33.

Au final, l’ensemble des recommandations de ce v33 et du chapitre en lequel il s’inscrit ne s’adresse qu’aux épouses du Prophète et est donc sans aucun rapport avec la prescription ad æternam de la non-mixité. En réalité, les mesures énoncées sont spécifiques à leur statut particulier et aux mœurs et usages de l’époque et rien n’indique que sont ainsi concernées de manière générale les musulmanes et, qui plus est, l’inverse est précisé : « Ô femmes du Prophète vous n’êtes comme aucune autre femme », v32.

Conclusion

L’analyse littérale des versets référents mis en jeu par l’Exégèse aura montré que le Coran ne plaide en aucune manière pour la non-mixité. Pour être rigoureux, il va sans dire que le Coran ne traite pas directement de la mixité dans la société. Si la mixité en tant que base de fonctionnement de la société n’est pas mentionnée nominalement, c’est donc qu’elle fait partie intégrante de la nature humaine et du modèle social. Pour autant, les trois principaux axes coraniques que nous avons examinés indiquent de fait une situation de mixité puisque le Coran propose très pragmatiquement une série de comportements destinés à réguler les conséquences de la fréquentation en société des hommes et des femmes, à savoir ici : la pudeur, l’habillement décent, la maîtrise personnelle de sa sexualité, ce tant pour les femmes que pour les hommes.

À l’opposé, l’Islam, reprenant en cela les modèles religieux juifs et chrétiens ainsi que le fonds culturel patriarcal, sexiste et misogyne du Moyen-Orient, a su surinterpréter, au point d’en inverser la signification, certains énoncés coraniques pourtant littéralement en faveur de la mixité et du respect des femmes en société. Ainsi, au fil des siècles, l’Exégèse juridique, le Droit islamique et le Hadîth se sont-ils faits l’avocat de ces antiques conceptions. Or, à l’heure actuelle, c’est toujours à ces sources anciennes que puisent les partisans d’une société non mixte. Le cas présent, nous aurons pu comprendre comment le message originel du Coran, fait d’égalité, de justice et de raison, peut être dévié de ses objectifs et, comment, concrètement, en un domaine aussi essentiel que les rapports hommes femmes, les coutumes et les traditions ont pu prendre le pas sur les avancées coraniques.

Le Coran n’est pas notre passé, mais notre avenir et, face au retour en arrière plaidé par d’aucuns au nom de l’Islam, le retour à la source coranique peut nous irriguer d’une eau pure et purifiante. Il n’y a pas de paix sans équité, pas de respect sans égalité.

Dr al Ajamî 

 

[1] Ce n’est point là une coutume étrange, mais la survivance d’une vision idéale de la société exclusivement mâle pensée par les premiers idéologues de l’Islam. Le hadîth référent est le suivant : « Le Prophète, alors qu’il sortait de la mosquée et que les hommes s’étaient mélangés avec les femmes sur le chemin, dit alors aux femmes : Écartez-vous, car il ne convient pas que vous vous accapariez le milieu du chemin, suivez-en les bords. » Le transmetteur ajoute alors : « Depuis ce jour, les femmes marchaient en se collant aux murs au point que leurs vêtements s’y accrochaient. », hadîth rapporté par Abû Dawûd.

[2] Topique bien connu que l’on attribue à Ibn Kathîr.

[3] Hadîth rapporté par al Boukhârî et Muslim.

[4] Hadîth rapporté par at– Tirmidhy.

[5] Hadîth rapporté par at–Tirmidhy.

[6] Pour l’intention exégétique de certaines variantes, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.

[7] Première épître aux Corinthiens, XI : 2-16.

[8] Par jâhiliyya, le Coran ne désigne pas l’ignorance de l’Islam, mais l’état d’ignorance propre au paganisme. C’est à l’Islam que l’on doit d’avoir conceptualisé ce terme en une perspective purement apologétique, mais aussi totalement négationniste du passé.

[9] Pour l’analyse littérale de ce verset, voir : Muhammad Sceau des prophètes.

[10] Du reste, il s’agit là de l’avis lexical soutenu par Tabari.