L’interdiction par l’Islam des jeux de hasard fait partie de ces interdits sociétaux destinés à protéger le peuple selon la vision éthique portée par les ulémas des premiers temps. D’autre part, et ceci de nos jours est parfaitement constatable en nos sociétés mixtes et ouvertes, ce type d’interdit a aussi pour but de distinguer le musulman de ses concitoyens non-musulmans. Lors du processus d’institutionnalisation et de confessionnalisation de l’Islam, de nombreuses mesures ont ainsi été adoptées afin que les musulmans puissent se construire et s’identifier selon un modèle sociétal complet leur conférant une identité propre par rapport aux autres religions et cultures du vaste empire islamique. Ce mécanisme de différenciation fut de même la règle pour toutes les religions.
Ce faisant, ce jeu de démarcation et de ségrégation a procédé le plus souvent par détournements cultuels et culturels du patrimoine des religions antérieures, notamment le judaïsme et le christianisme. Nous avons donc régulièrement montré que, schématiquement, le corpus juridique de l’Islam a été conçu à partir de nombreux emprunts à la Loi juive, la Halakha, alors que la théologie islamique avait été développée en opposition au trinitarisme chrétien. En tant que religion se voulant basée sur la Révélation, l’Islam se devait donc de légitimer par le Coran tout ou partie de ses propres constructions, ce qui au demeurant est un concept judaïque. Cependant, le Coran n’étant absolument pas un code de lois, les exégètes et les juristes ont été dans l’obligation de réduire tel ou tel verset du Coran à un simple pré-texte, le texte coranique ne se pliant à leurs exigences que sous la contrainte, c’est-à-dire sous la pression d’une interprétation excessive. Au décours de ces procès d’intention, il arrive couramment que le Coran n’avoue que partiellement et il est alors fait appel au Hadîth et au raisonnement par analogie pour témoigner à sa place. Comme nous allons le constater, l’interdiction des jeux de hasard par l’Islam illustre concrètement l’ensemble de ces tentatives de mise en conformité du Coran à la volonté de l’Islam. Un examen minutieux des pièces versées au dossier confirmera à nouveau que ces phénomènes d’extorsion de sens sont à l’origine de la différence réelle et persistante entre le Coran et l’Islam.
• Que dit l’Islam
La chose est connue, sous l’appellation générique de maysir l’Islam interdit tous les jeux de hasard. Cette interdiction frappe indistinctement les jeux de dés, les paris d’argent quels qu’ils soient, les loteries, en passant pour les puristes par l’interdiction du jeu d’échecs, des jeux de cartes, voire de toute forme d’amusement ou de distraction, c’est-à-dire le jeu lui-même. Cette grande austérité traduit une vision éthico-légale de la société musulmane par les penseurs et les juristes musulmans, conception qui dans la réalité est contredite de principe par la diversité des êtres et, dans les faits, par le maintien dans la réalité musulmane de ce que nos penseurs en leur tour d’ivoire voulaient éradiquer.
– L’argument coranique invoqué est tout aussi connu : « Ô les croyants ! Le vin/al–khamr, le jeu de hasard/al–maysir, les pierres dressées/al–ansâb, les flèches de divination/al–azlâm ne sont qu’une abomination, œuvre du Diable. Écartez-vous-en, afin que vous réussissiez. [90] Le Diable ne veut que jeter parmi vous, à travers le vin le jeu de hasard/al–maysir, l’inimitié et la haine, et afin de vous détourner d’invoquer Allah et de la Ṣalât. Allez-vous donc y mettre fin ? », S5.V90-91, traduction standard. Notons une incertitude notable, rien ne permet de déterminer en ces versets la signification du mot al–maysir dont le sens apparent en arabe évoque seulement l’idée de facilité/yusr et de main gauche/yasra, nous reviendrons sur cette rapide analyse lexicale. Quoi qu’il en soit, ces versets interdiraient donc que le seul maysir et, force est de constater que conclure de ces versets une interdiction totale de tous les jeux dits de hasard est un peu hasardeux, nous le démontrerons. Quant au choix de ces versets, nous pouvons nous demander si cet ancrage coranique choisi par les exégètes n’a pas été inspiré de manière antithétique par les curieuses pratiques juives lors de Pourim. En effet, lors de la fête annuelle de Pourim il est effectivement conseillé de se soûler et de jouer à des jeux de hasard ! Or, le mot maysîr n’apparaît dans le Coran qu’à trois reprises et toujours associé au mot vin/khamr…
– Coté hadîths, le plus fréquemment cité est le suivant : « Celui qui joue au dés/nard est comme celui qui aurait trempé ses mains dans le sang et la chair de porc. »[1] Vient ensuite ce propos : « Celui qui dit à son ami : “Viens jouer avec moi” doit faire une aumône. »[2] Il est intéressant de constater que le flou demeure, car le nard est un jeu de dés et ne qualifie donc pas tous les jeux de hasard et que dire « viens jouer avec moi » reste vague et oblige les commentateurs et les traducteurs à préciser qu’il s’agit de jouer aux jeux de hasard, ce que le texte du hadîth ne dit pas réellement. Ce manque de précision dans ces hadîths reflète sans aucun doute la position ancienne des juristes qui à la période de formation du Hadîth n’avaient pas encore pris position ferme et consensuelle contre la pratique de tous les jeux dits de hasard.
– Ce constat scripturaire permet donc de poser que l’interdiction totale des jeux de hasard remonte au IIIe siècle de l’Hégire, après que fut stoppée l’inflation du Hadîth, période en laquelle l’Islam orthodoxe se construisit intensément. Cependant, selon l’illusion herméneutique générée par l’Islam, ladite interdiction aurait pour origine le Coran. Or, l’incertitude même des hadîths cités prouve que le Coran ne fut pas la source explicite directe ayant inspiré nos juristes. Comme nous l’avons indiqué en introduction, le Droit musulman a beaucoup emprunté au judaïsme et au christianisme et tel est bien le cas en la matière. En effet, pour le judaïsme, si la Thora n’interdit pas formellement les jeux de hasard, selon la Mishna[3] ce type d’occupation est considéré comme détournant le croyant de l’adoration de Dieu et les gains financiers qui peuvent en être retirés sont assimilés à du vol.[4] Pour le christianisme, si jeux de cartes et paris ne sont pas en soi condamnables ils le deviennent moralement lorsqu’ils menacent le joueur de ruine financière. Sous un autre aspect, le christianisme réprouve éthiquement l’enrichissement sans travail.[5] Nous constatons donc sans peine que l’argumentaire juif et chrétien a été repris intégralement par les juristes musulmans. Cependant, à la différence de leurs prédécesseurs, nos exégètes-juristes sont parvenus à trouver dans le Coran une preuve scripturaire première justifiant de l’interdiction des jeux de hasard, l’élève ainsi dépassa le maître !
– Au final, l’interdiction des jeux de hasard si fermement prononcée par l’Islam ne repose que sur un niveau de preuve faible. Un seul terme coranique : al–maysir, hapax n’apparaissant qu’en un unique contexte et lexicalement incertain, quelques hadîths au texte imprécis, un emprunt de rhétorique au judaïsme et au christianisme. L’argument principal relève plus d’une conception morale du rapport à l’argent dont le gain d’après le Droit musulman ne peut reposer que sur un échange de service ou des transactions commerciales équitables, vision des choses qui favorisent donc les riches mais pas les pauvres ! Il est de la sorte invoqué l’immoralité de l’enrichissement sans effort du gagnant et l’illusion instrumentée des perdants, ainsi que les effets de l’addiction aux jeux qui détournerait de la prière. Si en soi l’on pouvait accepter ou discuter ces points de vue, il n’en demeure pas moins qu’il est assez hasardé d’attribuer cette position à la Révélation, c’est-à-dire à Dieu. Enfin, nous pourrions faire observer que puisque selon la doctrine musulmane il n’y a pas de hasard mais la seule volonté de Dieu, comment pourrions-nous donc admettre qu’il y ait des jeux supposés dépendre du hasard ! Dieu jouerait-Il aux dés tout en refusant que nous les lancions !
• Que dit le Coran
En premier lieu, voici la traduction littérale des trois versets mentionnant le terme-clef al–maysir, les deux premiers : « Ô croyants ! En vérité, le vin/al–khamr, la divination/al–maysir, les bétyles et les flèches sacrées/al–azlâm ne sont qu’une infamie, œuvre du Shaytân, alors évitez-le[6] ! Puissiez-vous ainsi connaître la réussite ! [90] Le Shaytân ne désire que susciter entre vous l’inimitié et la haine de par le vin et la divination/al–maysir. Et il désire vous détourner du rappel de Dieu et de la prière ; Allez-vous donc cesser ! », S5.V90-91,[7] le troisième verset est le suivant : « Ils t’interrogent quant au vin et à la divination/al–maysir. Réponds : En les deux il y a grand péché et quelques profits pour les gens, mais pour les deux le péché est bien plus important que leur avantage… », S2.V219. [8]
– L’analyse littérale de ces versets au sujet du vin/khamr avait confirmé l’interdiction morale et totale des boissons enivrantes, nous n’y reviendrons pas, cf. L’interdiction du vin selon le Coran et en Islam. Nous en retiendrons que le maysir sera donc de même moralement et définitivement interdit.
– Nous l’aurons compris, tout repose présentement sur la détermination de la signification du terme-clef al–maysir, autrement dit de l’analyse lexicale. Étymologiquement, le mot maysir dérive de la racine yasara évoquant l’idée de facilité/yusr de réussite/yusrâ et, par antiphrase, de côté gauche/yasra. Les dictionnaires de la langue arabe nous apprennent aussi que yasara signifierait jouer à un jeu de hasard par tirage de baguettes dites azlâm ou qidâḥ. Il y a ici une première manipulation lexicale puisque l’étymologie indique que azlâm ou qidâḥ consistait à tirer des flèches ou des baguettes d’un carquois de la main gauche/yasra afin de faciliter/yasara la connaissance de l’avenir en vue de rechercher des éléments de réussite/yusrâ. Nous reviendrons plus avant sur ce point. Ce n’est pas là un simple jeu de mots, car Ibn Qutayba [m.275] en son célèbre ouvrage intitulé kitâb al maysir wa–l–qidâḥ nous apprend que les Arabes consultaient l’avenir en ayant recours au tirage aléatoire de flèches de significations variées, méthode de divination nommée al–maysir. Le nombre de flèches pouvait varier et elles étaient sans fer ni empennage, il s’agissait donc d’une divination de type bélomancie. Du reste, Ibn Ishâq [m. 150] et d’autres ont rapporté dans leur Sîra un épisode célèbre ou Abd al–Muttalib, le grand-père du Prophète, évita de sacrifier son fils Abdullah, futur père de Muhammad, en usant du maysir, c’est-à-dire en consultant le sort par le recours aux dites flèches. Même si ce récit est suspect, il témoigne du fait qu’en ces temps anciens l’on avait conservé la mémoire de ce type de pratique divinatoire. Si les Arabes avaient d’autres techniques divinatoires, le maysîr était d’usage courant et ce type d’oracle par les flèches était fort répandu dans l’Antiquité, l’on en trouve trace par exemple dans l’Ancien Testament.[9] De même, Tabari en témoigne et cite plusieurs sources attestant que al-maysir était un procédé divinatoire.[10] Nous aurons donc établi que le terme-clef al–maysir ne désigne pas un jeu de hasard mais un procédé divinatoire parmi d’autres, d’où notre traduction par « divination ».
– Ce ne sont donc point les jeux de hasard qui sont condamnés par le Coran, mais explicitement le recours à la « divination ». À titre de démonstration complémentaire, nous ferons observer que le terme al–maysir en ces trois occurrences est toujours au singulier, ce qui convient parfaitement pour désigner globalement toutes les pratiques divinatoires, c.-à-d. la « divination ». Si ce singulier avait dû qualifier tous les jeux de hasard comme le soutient l’Exégèse officielle le fait que al–maysir soit un singulier poserait réellement problème. Du reste, la traduction standard, sans y prendre garde, en témoigne à deux reprises : « …le vin, le jeu de hasard/al–maysir […] à travers le vin, le jeu de hasard/al–maysir », S5.V90-91. Si donc le terme al–maysir désignait un jeu de hasard, le Coran condamnerait un seul jeu de hasard, mais sans nous dire lequel tout comme rien ne permet linguistiquement que le singulier al–maysir puisse être compris tel un collectif désignant tous les jeux de hasard. Là encore, la traduction standard témoigne de cet embarras, cette fois-ci à contrario, lorsqu’elle dit : « Ils t’interrogent sur le vin et les jeux de hasard/al–maysir », S2.V219, compensant ainsi son lapsus précédent. Quant à elle, la condamnation coranique de la « divination/al–maysir » est parfaitement cohérente, car ces activités divinatoires relèvent de croyances contraires au pur monothéisme et peuvent être assimilées à de l’idolâtrie. Pour le Coran, seul Dieu est à même de connaître l’avenir, lequel relève du concept coranique général de ghayb compris comme englobant l’ensemble de ce qui échappe à notre monde sensible et que nous traduisons par « l’Inapparent/al–ghayb ». Est ainsi désigné l’ensemble des données échappant à la raison et se rattachant uniquement au domaine de la foi : « ceux qui croient en l’Inapparent », S2.V3. La connaissance de cet Inapparent, et donc de l’avenir, est ainsi l’unique prérogative de Dieu : « Il détient les clefs de l’Inapparent/al–ghayb, nul ne les connaît hors Lui… », S6.V59. Aussi, d’une part, la « divination/al–maysir » est vouée à l’échec et n’est que spéculation sans fondement et, d’autre part, elle s’écarte de la vraie foi monothéiste. Ceci explique que croyance en la « divination » soit qualifiée d’« œuvre de Shaytân », S5.V91.
– Autre élément de démonstration, en S5.V90 l’on note qu’en ce verset référent le maysir est distinct d’une autre pratique : « Ô croyants ! En vérité, le vin, la divination/al–maysir, les bétyles et les flèches sacrées/al–azlâm ne sont qu’une infamie,[11] œuvre du Shaytân… » En un autre verset, il nous est précisé ce à quoi le Coran fait ici allusion en citant « les flèches sacrées » : « Vous ont été tabouisés la bête trouvée morte, le sang, la viande de porc, ce qui a été sacrifié à un autre que Dieu […] ce qui a été immolé sur les bétyles et à ce que vous procédiez à la répartition des parts par les flèches sacrées [an tastaqsimû bi-l–azlâm], ceci est infamie. », S5.V3. Cette liste ne concerne que l’interdiction de la consommation de certains produits animaux et, en un tel contexte, ce que les Arabes dénommaient al–istaqsama bi-l–azlâm[12] est connu et s’appliquait à la répartition par tirage au sort des parties de la bête sacrifiée à une idole, ce qui en soi n’est pas un acte divinatoire.[13] À cette fin, l’on extrayait aléatoirement des flèches d’un carquois sacré, d’où notre traduction distinctive de azlâm par « flèches sacrées ». La répartition des parts s’établissait en fonction dudit tirage et de règles déterminées. Il est ainsi erroné de gloser al–azlâm par flèches de divination comme le fit l’Exégèse et comme en témoigne encore la traduction standard par : « tirage au sort au moyen de flèches ». Ce glissement de sens est sans aucun doute un indice ancien de ce que al–maysir désignait bien la « divination », mais qu’en lui conférant le sens recherché de jeu de hasard il devenait nécessaire de maintenir tout de même l’interdiction de la divinisation. Ainsi, la manœuvre exégétique que nous étudions eut pour but d’imputer l’idée de divination non plus au maysir mais aux flèches dites azlâm. Pour ce faire, et s’il est clair que cette confusion terminologique a été facilitée par le fait que maysîr et azlâm étaient tous deux des « jeux de flèches »,[14] l’Exégèse a tout de même été dans l’obligation d’assimiler la pratique de al–azlâm a une autre plus connue dite al–qimâr.[15] Selon l’Exégèse elle-même, le qimâr était une méthode de divination qui chez les Arabes se pratiquait par tirage aléatoire[16] de trois flèches.[17] De la sorte, cette translation de sens sur la ligne du texte a déplacé l’interdiction de la divination sur le recours aux flèches/azlâm, ce qui a eu pour conséquence de rendre disponible le terme al–maysir et ainsi de mieux lui attribuer le sens voulu de jeux de hasard. Rappelons donc la traduction standard : « …le jeu de hasard/al–maysir, les pierres dressées/al–ansâb, les flèches de divination/al–azlâm ne sont qu’une abomination, œuvre du Diable. », S5.V90. Par ce coup de baguette lexico-exégétique[18] al–maysir ne qualifia plus la « divination », mais, arbitrairement, le jeu de hasard. Ce faisant, l’Exégèse a généré un imbroglio terminologique certain et la traduction de ce verset-clef retrouvée le plus fréquemment sur le Net témoigne de cet état de confusion lexicale ainsi que de l’intention auto-justificatrice de ces citateurs : « O vous qui avez cru ! Le vin, le jeu, la divination par les entrailles des victimes ainsi que le tirage au sort ne sont qu’un acte impur de ce que fait Satan. »[19] ; comprenne qui pourra !
• Conclusion
Nous aurons montré que le Droit musulman lorsqu’il a interdit les jeux de hasard ne s’est pas appuyé en première intention sur le Coran. Cette interdiction repose en réalité sur une vision moralisante de la société musulmane telle qu’imaginée par les jurisconsultes musulmans des premiers siècles de l’Islam. De même, une telle approche éthique n’est pas fondée elle aussi sur le Coran, mais a été directement empruntée aux conceptions de même nature défendues conjointement par le judaïsme et le christianisme. L’Islam devant de principe justifier ses prises de positions à partir du Coran, les exégètes ont donc secondairement cherché des versets candidats à cette mission de confirmation. C’est ainsi qu’ils ont mobilisé le sens du terme al–maysir, mot employé au singulier dans le Coran, mais qui sous la plume magique de nos interprètes fut transformé en un pluriel désignant tous les jeux de hasard !
Or, l’analyse littérale aura démontré, en déconstruisant preuves en main les affirmations de l’Exégèse, que le sens du terme-clef al–maysir est précisément « divination/al–maysir » et non point jeu de hasard. Si le Coran interdit la « divination/al–maysir », le Droit islamique a tout de même prétendu par manipulations lexicales successives que ladite interdiction portait sur les jeux de hasard. Nous aurons ainsi constaté que les éléments de démonstration fournis par l’Exégèse sont inversement proportionnels à la volonté affichée de l’Islam de prohiber ces pratiques de jeux. Pour autant, nous reconnaissons volontiers que l’on est en droit de penser que la pratique des jeux de hasard et d’argent est immorale ou économiquement néfaste. Nous n’en discuterons pas, bien que ce type d’argumentaire soit discutable, l’essentiel étant de notre point de vue de comprendre que cette prohibition n’a en réalité aucune origine coranique. De plus, le glissement de sens opéré par le juridisme islamique a détourné et décentré l’objectif du Coran : condamner la « divination/al–maysir » et par conséquent toutes les croyances qui lui sont associées : astrologie, devins, voyants et autres charlatanismes. C’est l’aspect fondamentalement erroné de ces pratiques et la corruption du rapport à notre réalité qu’elles génèrent qui justifient qu’il nous soit indiqué que « le Shaytân ne désire que susciter entre vous l’inimitié et la haine de par le vin et la divination/al–maysir ».
Croire qu’il est possible de connaître l’avenir alors que Dieu seul « détient les clefs de l’Inapparent/al–ghayb » et que « nul ne les connaît hors Lui », S6.V59, est qualifié par le Coran d’« infamie/rijs ». Croire en la « divination/al–maysir » est une déviation de la foi monothéiste vers des formes d’idolâtries matinées d’animisme. Le Coran condamne fermement cette perversion de la foi et indique qu’il ne s’agit là que d’une « infamie, œuvre du Shaytân ». Il rappelle alors aux croyants cette essentielle recommandation : « évitez-le ! » afin qu’ils puissent ainsi « connaître la réussite » spirituelle d’une foi pure et purifiée. Cet aspect d’éthique spirituelle est aussi formulé comme suit : « il [votre Shaytân personnel] désire vous détourner du rappel de Dieu et de la prière ». Bien évidemment, il ne s’agit pas de comprendre là, comme sottement le prétend l’Exégèse, que les joueurs seraient trop absorbés pour prier, mais bien du fait que le « rappel de Dieu » et « la prière » sont les axes essentiels de la purification spirituelle du croyant et de son être au Monde par Dieu, ce à quoi s’oppose l’idée même de « divination/maysir ».
Enfin, en toute rigueur, il convient de préciser que la condamnation coranique de la « divination/al–maysir » tout en étant d’ordre théologique relève d’une interdiction morale et non pas de ce que l’Islam nomme un ḥarâm. En effet, l’on aura noté que dans les trois versets référents, la « divination/al–maysir» et le « vin/al–khamr» sont systématiquement associés. Or, nous avons montré que selon le Coran l’interdiction du « vin » appartenait précisément à la catégorie des sept interdits ou commandements moraux : at–taḥrîmât.[20] Tout travail contre notre « Shaytân » est un jihad éthique et il s’agit ici pour le croyant de protéger sa foi de l’« infamie/rijs » morale liée au recours à la « divination/al–maysir ». Si la pratique de la « divination » n’a en soi aucune conséquence réelle puisqu’elle ne peut permettre de connaître l’avenir, elle entache moralement celui qui y prête foi, car elle pervertit l’éthique de notre relation à Dieu l’Unique. Les croyants savent intimement que Dieu leur voile l’avenir afin que dans l’éternité renouvelée de chaque instant ils « croient et œuvrent en bien » au nom de leur foi, portés en cela par leur confiance sereine en Dieu.
Dr al Ajamî
[1] Hadîth rapporté par Muslim.
[2] Hadîth rapporté par al Bukhârî et Muslim.
[3] Définition mischna et la référence est : Mishna Béroura, Chap. 307.
[4] Traité talmudique Sanhédrin 24-25 b.
[5] Voir : pour le Nouveau Testament 1re Épître à Timothée 6 :10 ; Épître aux Hébreux 13:5 et pour l’Ancien Testament : Proverbes 13:11 ; 23: 5 ; Ecclésiaste 5 :10.
[6] Grammaticalement, l’accord pronominal arabe implique que ce soit du Shaytân qu’il faille s’éloigner et non du khamr/vin ou du maysir/la divination. En l’Interdiction du vin selon le Coran et en Islam nous avons montré que cela définissait un haut degré d’interdiction, interdiction d’ordre éthique.
[7] S5.V90-91 :
يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا إِنَّمَا الْخَمْرُ وَالْمَيْسِرُ وَالْأَنْصَابُ وَالْأَزْلَامُ رِجْسٌ مِنْ عَمَلِ الشَّيْطَانِ فَاجْتَنِبُوهُ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ (90) إِنَّمَا يُرِيدُ الشَّيْطَانُ أَنْ يُوقِعَ بَيْنَكُمُ الْعَدَاوَةَ وَالْبَغْضَاءَ فِي الْخَمْرِ وَالْمَيْسِرِ وَيَصُدَّكُمْ عَنْ ذِكْرِ اللَّهِ وَعَنِ الصَّلَاةِ فَهَلْ أَنْتُمْ مُنْتَهُونَ (91)
[8] S2.V219 : «…يَسْأَلُونَكَ عَنِ الْخَمْرِ وَالْمَيْسِرِ قُلْ فِيهِمَا إِثْمٌ كَبِيرٌ وَمَنَافِعُ لِلنَّاسِ وَإِثْمُهُمَا أَكْبَرُ مِنْ نَفْعِهِمَا »
Nous rappellerons qu’en l’Interdiction du vin selon le Coran et en Islam nous avions analysé ce verset et montré que ce verset ne posait pas le principe d’une interdiction progressive du vin/khamr et donc de al–maysir/divination. Du reste, comment pratiquer à moitié la divination !
[9] Cf. Livre d’Ézéchiel, XXI, 26-28.
[10] Malgré cela, Tabari préférera retenir l’avis de ceux qui opèrent – sans autre raison que de vouloir se conformer à l’interdiction voulue par le Droit musulman – un glissement de sens lexicalement injustifié assimilant al–maysir au qimâr, forme de jeu à mises ou enjeu/khatar. Ce type de prise de position exégétique arbitraire explique que les lexiques de la langue arabe aient validé des définitions tout aussi arbitraires pour certains termes-clefs coraniques. Sur ce point important pour l’analyse lexicale, voir : Les réentrées lexicales.
[11] Le terme rijs signifie saleté et, au sens figuré : infamie, abomination, dépravation. En notre verset cela s’entend comme étant une abomination théologique, une aberration de la foi monothéiste.
[12] C’est-à-dire litt. : le partage par les flèches, idem pour son synonyme exégétique al–istaqsama bi-l–qidâḥ.
[13] Sa mention dans le Coran est sans doute spécifiquement due au fait que cette pratique était associée à La Mecque au dieu Hubal et avait lieu dans l’enceinte de la Kaaba.
[14] Pour mémoire, généralement trois flèches pour al–maysîr et onze pour al–azlâm.
[15] Il s’agit de l’affirmation générale dont Tabari dans son tafsîr est la plus ancienne attestation.
[16] Notons que c’est à partir de la définition du qimâr que la notion d’aléa/gharar a été introduite dans le discours juridique permettant ainsi une extension à tous les jeux comportant un aléa, autrement dit tous les jeux de hasard, mais aussi toutes formes de paris, de mises et d’enjeux.
[17] L’on peut aussi consulter quant à ces pratiques des Arabes avant l’Islam l’ouvrage de référence suivant : La divination arabe, Toufic Fahd, Brill, Leiden, 1966, p. 181-188.
[18] Nous l’avons signalé à de nombreuses reprises, les lexiques de la langue arabe ont été marqués par les affirmations exégétiques, cf. : Les réentrées lexicales.
[19] Il s’agit en fait de la traduction du Coran du Dr Salah ed-dine Kechrid.