Rien n’illustre mieux les liens et les différences entre le Coran et l’Islam que la question des cinq piliers. En cette perspective d’étude comparative, nous avons déjà envisagé les deux premiers piliers de ce fondement de la religion Islam[1] et il était donc attendu que nous réalisions l’analyse littérale des versets coraniques relatifs au jeûne de Ramadan. Nous y consacrerons deux articles, le présent et le suivant : 2– Le jeûne de Ramadan selon le Coran et en Islam. Cette pratique revêt une grande importance dans la vie religieuse des musulmans, tant par la rigueur qu’elle implique que par la perception spirituelle d’une telle ascèse. Plus encore que la prière, le jeûne de Ramadan met en jeu un double aspect de la religiosité : la participation collective sociétale, dimension pleinement horizontale du fait religieux, et l’engagement individuel du jeûneur, dimension pleinement verticale de l’acte de foi. Notons que cette double composante est retrouvée pour le cinquième piler : le Pèlerinage. Ainsi, en « jeûnant Ramadan », le musulman est-il en phase avec sa communauté, état de communion interpersonnelle, réalité simple qui ne doit pas lui faire perdre de vue que le Jeûne est de même une démarche purement spirituelle, état de communion mystique. Tout comme nous l’avons fait pour la Prière, entre poids de l’obligation et sincérité de l’élan de foi il est donc attendu que nous nous interrogions quant au point de vue coranique concernant le caractère obligatoire ou non du jeûne de Ramadan. Enfin, nous rappellerons que le jeûne de Ramadan a pour particularité d’être consacré à la célébration du Coran, ce qui sans nul doute est la clef intrinsèque de l’ouverture spirituelle.
• Que dit l’Islam
En tant que pilier/rukn, le jeûne de Ramadan est pour l’Islam une obligation/farḍ divine incombant aux musulmans. À partir de ce caractère obligatoire, l’Islam a prévu de nombreux aménagements eut égard à la difficulté physique que représente un jeûne d’un mois. En sont donc classiquement exemptés les enfants, les malades, les femmes enceintes et les vieillards ainsi que de manière provisoire les voyageurs. Par ailleurs, le Droit islamique a produit une importante littérature exposant les nombreux points de détail que la casuistique musulmane a générés quant à la pratique de ce jeûne, nous renvoyons donc le lecteur à ce vaste corpus. Ce qui retient notre attention est d’un autre ordre puisque, plus encore que pour la prière, se pose la question de l’équilibre entre obéissance à ce que l’on considère comme une obligation et l’élan spirituel profond que suppose la pratique du jeûne compris en tant que creuset potentiel de l’expérience mystique. Cependant, comme nous avons pu démontrer que l’obligation de la prière est en réalité une prescription de l’Islam et non pas du Coran, il est attendu qu’il en soit de même pour “Ramadan”. Entre collectif et électif, rituel et spirituel, comment le Coran articule-t-il donc cette problématique ?
• Que dit le Coran
Dans le Coran, toute l’information concernant la pratique du jeûne de Ramadan fait l’objet d’un unique chapitre : S2.V183-187. Ce traitement thématique d’un des linéaments coraniques du proto-islam est rare dans le Coran et l’on peut supposer qu’il témoigne en cela de l’institution de l’introduction d’une pratique parfaitement nouvelle pour les musulmans.[2] Il en découle directement que les informations nécessaires à la mise en œuvre de ce Jeûne sont exposées en ce chapitre et qu’elles sont suffisantes. En cet article, la réponse à la question précédente nécessite que nous analysions uniquement les vs183-184.
– V183 : « Ô vous qui croyez ! Il vous est prescrit le Jeûne, comme il fut prescrit à ceux qui vous précèdent, puissiez-vous pieusement craindre ! » [3]
Par l’interpellation « ô vous qui croyez » le Coran s’adresse ici aux croyants musulmans, hommes et femmes, sans distinction, puisque la formulation employée est de genre neutre.[4] Conséquemment, l’ensemble des remarques et règles qui vont être édictées concerna les unes comme les autres, et ce n’est point ce que le Droit musulman soutiendra.[5] C’est à partir du segment « il vous est prescrit/kutiba le Jeûne, comme il fut prescrit/kutiba à ceux qui vous précèdent » que l’Islam a décrété que le jeûne de Ramadan est une obligation religieuse instituée par Dieu. Si nous devions comprendre là que le verbe kataba signifie prescrire au sens d’impératif divin, il aurait fallu que cela fût aussi un ordre de même nature pour « ceux qui vous précèdent » puisqu’il est bien dit « comme il fut prescrit/kutiba à ceux qui vous précèdent ». Or, s’il en est bien ainsi pour le judaïsme, il n’en est pas de même pour le christianisme. En effet, selon la Thora, le jeûne de Yom kippour, jeûne de 25 heures, est « une loi perpétuelle »[6] et il s’agit du seul jeûne obligatoire, d’autres jours de jeûne existent mais sont facultatifs. Par contre, aucun verset du Nouveau Testament ne mentionne un jeûne obligatoire alors que de nombreux autres incitent au jeûne en tant que pratique purificatrice et spirituelle, pour les chrétiens jeûner est donc un acte surérogatoire et non pas une obligation.[7] Ce simple constat interreligieux permet donc d’affirmer que selon le sens que l’Islam confère à ce verset il est faux de déclarer que le jeûne « est prescrit/kutiba comme il fut prescrit/kutiba à ceux qui vous précèdent », juifs et chrétiens différant sur ce point. Aussi, à moins de supposer que le Maître de la Révélation ne connaisse pas les religions auxquelles il est fait ici référence, le verbe kataba ne peut-il signifier prescrire au sens où l’Islam l’entend : c’est-à-dire une obligation, mais conserve sa signification originelle : recommander, inviter à.[8] Notons que si le christianisme avait donc défait le formalisme juridique judaïque, l’Islam l’a réintroduit à son propre compte, procédé et ligne de conduite que l’on retrouve de manière régulière en la construction de l’Islam. Il ne s’agit point là de spéculations et le verset à suivre va confirmer le caractère non-obligatoire du jeûne de Ramadan.
– V184 : « Des jours comptés, mais qui de vous est malade ou en voyage, alors détermination de jours autres. Et, quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre. Et, qui de plein gré accomplit un bien, c’est un bien pour lui, mais jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez ! » [9]
Après avoir indiqué que pour « qui de vous est malade ou en voyage » il est possible de jeûner à une date ultérieure les jours non jeûnés du fait de ces difficultés, il est alors précisé que cette autorisation ne concerne que ceux qui ont décidé d’accomplir le jeûne de Ramadan. En effet, le segment-clef « quant à ceux qui l’auraient pu/‘alâ–l–ladhîna yuṭîqûna-hu, leur incombe un rachat » est explicite et se comprend comme signifiant : « ceux qui pourraient malgré tout jeûner, mais ne le font pas, alors « rachat : la nourriture d’un pauvre », ce qui représente de facto une licence accordée à qui ne voudrait point jeûner alors qu’il est en mesure de la faire. De fait, le verbe aṭâqa est la forme IV de la racine ṭâqa et signifie de manière univoque être en mesure de, être capable de, pouvoir faire. Contrairement à ce que transcrivent la traduction standard et bien d’autres il est parfaitement erroné de traduire le syntagme wa ‘alâ–l–ladhîna yuṭîqûna-hu par « et pour ceux qui ne pourraient le supporter qu’(avec grande difficulté) », car cette formulation au négatif ne peut être déduite du texte, elle affirme le contraire de ce que la lettre du Coran postule ! En cela, les traductions ne font que suivre la déformation exercée par l’Exégèse. Ceci étant, l’on pourrait supposer syntaxiquement que cette autorisation de ne point jeûner accordée par le Coran s’appliquerait au fait de ne pas rattraper les jours manqués pour cause de maladie ou de voyage comme le spécifiait le segment « alors détermination de jours autres ». Mais, le fait qu’il soit demandé à ceux qui se sont engagés à jeûner le mois de “rattraper” les jours non jeûnés est incompatible avec l’idée qu’étant en mesure de le faire/‘alâ–l–ladhîna yuṭîqûna-hu, ils pourraient tout aussi bien s’en dispenser en s’acquittant dudit « rachat ».
Par ailleurs, nous constatons que cet agrément de non-jeûne est assorti d’un « rachat/fidya »[1] consistant à fournir la « nourriture d’un pauvre ». Or, l’Islam ayant nié cette possibilité de non-jeûne, il a déplacé de catégorie ce « rachat » qui incombe alors au vieillard ne pouvant jeûner ou à celui qui aura rompu volontairement le jeûne ou bien aura commis un acte invalidant son jeûne. Notons que selon le Coran il n’est pas indiqué la durée de cette aumône compensatoire, mais il est visiblement mis en parallèle le fait de ne pas jeûner le mois de Ramadân et le fait de nourrir une personne : « un pauvre », observation renforcée par l’idée de « rachat ». L’on pourra en déduire à titre indicatif qu’il s’agit de nourrir un « pauvre » durant ce mois ; en quelque sorte, notre ego n’ayant pas jeûné, nourrir son alter ego.
Quand bien même ceci peut paraître surprenant, il n’y a donc pas selon le Coran de caractère obligatoire à jeûner le mois de Ramadan. La possibilité ainsi offerte par le Coran est fondamentalement juste, car comment concilier autrement l’obligatoire et l’élan de sincérité qu’un tel jeûne suppose, comment la contrainte pourrait-elle être compatible avec la démarche spirituelle ? Pour autant, le Coran recommande, invite et incite, les musulmans à jeûner, non pas pour des raisons d’orthopraxie religieuse mais en fonction des vertus spirituelles que ce jeûne, comme tout jeûne accompli en vue de Dieu, recèle. Deux incises en témoignent : « puissiez-vous pieusement craindre ! », v183, et « jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez ! », v184.
Quoi qu’il en soit, la compréhension islamique des vs183-184 est donc totalement tributaire du sens que l’Islam a surconstruit afin d’imposer à la pratique de ce jeûne la notion d’obligation religieuse telle qu’il l’a conçue. Ainsi, eut égard au concept canonique des cinq piliers à caractère obligatoire de l’Islam, l’Exégèse n’a-t-elle pas retenu la libéralité coranique et a œuvré à modifier la perception du texte à l’aide de “circonstances de révélation” adéquates et/ou de mesures d’abrogation. Aussi, le sens de la phrase « et, quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre » étant, quoi qu’on ait pu en dire, explicite, il y eut trois attitudes possibles. La première consista à soutenir que la locution « alors détermination de jours autres » devait se comprendre comme relative à un jeûne de trois jours par mois que les musulmans auraient observé avant la révélation de ces versets. Tout ce qui serait dit en ce verset ne concernerait donc que ce jeûne-ci et le v185 serait alors venu abroger cette pratique.[10] Cette hypothèse est syntaxiquement improbable et, comme le faisait observer Tabari, il n’existe aucune donnée traditionnelle transmise sérieuse attestant que ce jeûne de trois jours ait existé. La deuxième hypothèse fut d’imaginer des “circonstances de révélation”, aucune qui ne soit authentifiée, mettant en scène des vieillards afin de poser que cette permission de ne pas jeûner contre « rachat » ne vaudrait que pour les vieilles personnes trop faibles pour jeûner et, par une misogyne analogie, les femmes enceintes et allaitantes.[11] En ce cas, l’on considéra que l’abrogation prétendument générée par le v185 ne concernait pas lesdites catégories débilitées, une abrogation partielle en quelque sorte, phénomène aussi difficilement soutenable que non documenté.[12] Pour la constitution de l’orthopraxie, l’affaire était d’importance, aussi fut-il élaboré une troisième solution, celle-ci est la plus radicale et la plus simple, elle a été formulée en un hadîth attribué à Salama ibn al Akwa‘ : « Lorsque fut révélé { et, quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre} quiconque le voulait ne jeûnait pas et donnait la compensation ou fidya jusqu’à ce que fut révélé le verset qui le suit [c.-à-d. le v185] ».[13] Le Coran aurait donc abrogé l’autorisation de ne pas jeûner pour qui le souhaite. Ce hadîth souffre d’un défaut en sa transmission signalé par al Bukhârî lui-même,[14] mais au delà même de ce problème technique nous noterons que ce hadîth est typique de tous ceux prétendument relatifs à l’abrogation d’un verset par un autre. Il s’agit toujours d’un avis personnel et aucun de ces hadîths n’ose faire intervenir le Prophète en personne, alors qu’il serait rationnellement obligatoire que ce fût le récepteur de la Révélation qui ait donné des informations à ce sujet.[15] Quoi qu’il en soit, concernant le sens voulu de notre verset par l’Exégèse, la coexistence d’au moins trois avis différents atteste qu’il y eut élaboration progressive de ces arguments et pseudo preuves scripturaires visant à éliminer l’esprit libéral et non contraignant du texte coranique.
Conclusion
L’analyse littérale de S2.V83-184 aura démontré que la stricte obligation de Ramadan incombant aux musulmans résulte d’une conception qui appartient à l’Islam, mais pas au Coran. De fait, l’Islam a regroupé certaines pratiques indiquées par le Coran sous un concept qui lui est propre : les cinq piliers, lesquels sous cette forme ne sont pas coraniques. En effet, alors que l’Islam érige en véritable dogme le caractère obligatoire de ces piliers, le Coran quant à lui invite les croyants à prier, à jeûner, à faire l’aumône et le Pèlerinage, incitation qui ne revêt pas d’obligation comme nous l’avons déjà constaté concernant la prière.[16] Étant entendu que nous avons démontré que le caractère obligatoire attribué à la prière selon l’Islam n’était pas coranique il était donc logique que cela soit aussi le cas concernant le Jeûne de Ramadan.
Ainsi, avons-nous pu constater que le Coran appelle avec insistance les jeûneurs à emprunter cette voie d’ascèse spirituelle : « Ô vous qui croyez ! Il vous est prescrit le Jeûne […] puissiez-vous pieusement craindre ! », v183. Toutefois, comme une telle démarche nécessite fondamentalement une véritable sincérité, le Coran a laissé à chacun le choix de contracter librement cet engagement. Aussi a-t-il été précisé que « ceux qui l’auraient pu [c’est-à-dire accomplir le jeûne de Ramadan] leur incombe un rachat [à titre de compensation pour le fait qu’ils ont décidé de ne pas jeûner] : la nourriture d’un pauvre », v184. Face à une telle licence inscrite explicitement dans le texte coranique, nous avons montré que l’exégèse a déployé tout un arsenal de sources extra-coraniques destiné à effacer le point de vue du Coran.
Pour autant, l’autorisation de ne pas jeûner, qui ici répétons-le ne concerne pas le voyageur ou le malade, n’est pas une dispense sans intention mais seulement un aménagement prévu afin de préserver la valeur de l’engagement de ceux qui désirent jeûner en vue de la Face de Dieu, car il est bien précisé que « jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez ! », v184. Dieu n’a point besoin de notre adoration, mais nous sommes les pauvres nécessiteux de Sa Lumière. Pour qui recherche Dieu, l’exigeant parcours d’anéantissement du moi qu’impose le Jeûne véritable est une des clefs de la proximité divine, comme l’indique l’essentiel verset de ce chapitre consacré au Jeûne : « Je suis proche et J’exauce l’appel de l’invocateur lorsqu’il M’appelle ; qu’ils Me répondent donc et croient en Moi, puissent-ils suivre la bonne direction. », v186. En cette perspective, l’on comprend par l’esprit et par le cœur que le jeûne dit de Ramadan ne pouvait être une obligation générale communautaire. Pour le Coran, il s’agit en vue de Dieu d’un don de soi contre soi. Enfin, l’invitation coranique nous enseigne et nous rappelle que « le mois de Ramadan est celui en lequel fut révélé le Coran, guide pour les Hommes et claires manifestations de la Guidée et du discernement. » , v185. Jeûner n’est donc pas un parcours de santé ou l’accomplissement d’un devoir religieux, mais un cheminement individuel vers Dieu par la méditation assidue de Sa révélation, une réalisation spirituelle guidée et médiée par le Coran.
Dr al Ajamî
[1] Le terme fidiya est nom d’action de la racine fadâ signifiant racheter quelqu’un en payant une rançon, d’où les sens de rançon, rachat. Ici il s’agit bien de racheter le fait de ne pas avoir jeûné, rachat qui consistera à compenser ce non-acte de jeûne par le fait de nourrir.
[1] Voir Le (terme) islâm selon l’Islam : l’Islam-religion ; La shahâda ou double attestation et la série d’articles consacrés à la Prière : 1- La prière selon le Coran ; 2- La prière obligatoire selon le Coran et en Islam ; 3- Les heures de prière selon le Coran et en Islam ; 4- La prière, la Sunna et la prière du Prophète.
[2] À la différence par exemple de la prière dont l’introduction et l’explication coranique s’échelonnent sur de très nombreuses années. Cependant, l’Islam en sa démarche apologétique n’a pas suivi ce constat littéral : le jeûne en tant que pratique nouvelle, et a proposé par le Hadîth une lecture de cet évènement-avènement toute d’opposition aux autres religions. De ce fait, l’Exégèse a validé relativement à ce verset des hadîths curieusement à contresens du Coran. Un est particulièrement célèbre et attribué à Aisha, l’épouse du Prophète : « Le jour de ‘âshûrâ’ était jeûné par Quraysh au temps de l’ignorance antéislamique et le Prophète le jeûnait aussi. Lorsqu’il arriva à Médine, il le jeûnait et ordonna qu’on le jeûnât. Puis, il fut révélé le jeûne de Ramadân obligatoire et qui le voulut jeûnait le jour de ‘âshûrâ’ ou bien le délaissait. », hadîth rapporté par al Bukhârî, Muslim, an–Nasâ’î et d’autres avec des variantes. Or, ce hadîth est manifestement en contradiction avec celui-ci : « Le Messager de Dieu arriva à Médine et il vit que les Juifs jeûnaient le Jour de ‘âshûrâ’. Alors, il demanda : Quel est donc ce jour que vous jeûnez ? Ils répondirent : C’est un jour excellent, c’est le jour où Dieu sauva les Fils d’Israël de leurs ennemis [Pharaon] et donc Moïse le jeûna. Le Messager de Dieu dit : Je suis plus en droit quant à Moïse que vous. Aussi, le Prophète le jeûna-t-il et ordonna qu’on le jeûne.», hadîth d’après Ibn ‘Abbâs, version rapportée par Ibn Ḥanbal et avec de discrètes variantes par al Bukhârî. La divergence est évidente entre ces deux prétendues justifications de l’existence [non coranique] du jeûne de ‘Ashura. De plus, le propos de ces deux récits pose problème : 1– Le premier, et pas des moindres, est que les juifs commémorent la traversée de la Mer Rouge les 22 et 23 du mois de Nissan, et ce, sans pratiquer de jeûne, au contraire l’on se doit de célébrer l’évènement de manière festive. 2– D’autre part, il n’existe aucune preuve historique d’un jeûne de ‘Ashura qu’auraient pratiqué les Arabes et Quraysh tout particulièrement. 3– Pour qu’elle obscure raison Quraysh aurait jeûné le 10 de Muharram, jour censé correspondre à Yom Kippour ? 4– Yom Kippour, le dix de tishri, n’est en rien ladite commémoration, mais le Jour du grand pardon des fautes ! 5– Toute concordance des temps est elle-même improbable. En effet, Si Yom Kippour est bien le jeûne du dixième jour du premier mois de l’année qui se nomme tishri, le calendrier lunaire utilisé par les juifs ne correspondait absolument pas à celui qu’employaient les Arabes et, encore moins, à celui qu’utiliseront les musulmans par la suite, toute concordance possible n’aurait pu donc être que fortuite et très aléatoire. 6– Si malgré tout tel était le cas, Muhammad le qurayshite aurait connu lui aussi ce rapport, pourquoi donc se serait-il étonné que les juifs eussent jeûné ce jour-là ? 7– Quelle noblesse prophétique y a-t-il à proclamer avoir plus de droits que les juifs à célébrer Yom Kippour, le jour de l’Exode ? 8– Quelle logique y aurait-il alors à déclarer par la suite vouloir jeûner la veille ? Nous faisons là référence au très connu hadîth faisant dire à Ibn ‘Abbâs que le Prophète aurait déclaré : « Si je suis en vie l’année prochaine, je jeûnerais le neuvième jour [au lieu du dixième, jour de Muharram dit jour de ‘Ashura] », Hadîth rapporté par Muslim. Ni la raison humaine et ni l’esprit du Prophète ne sont ici respectés. Il n’y a donc aucun argument crédible permettant de supposer que l’institution coranique du jeûne de Ramadân soit venue abroger une ancienne pratique des Arabes du jeûne dit de Ashura. Bien que ce ne soit pas le lieu pour développer ce sujet, l’objectif de l’Islam est ici est double, d’une part s’approprier en quelque sorte le Yom Kippour des juifs et, surtout, récupérer une certaine sacralisation sunnite de la célébration de ‘Ashura par les communautés shiites… La passion aveugle, et l’apologétique enivre.
[3] S2.V183 : « يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا كُتِبَ عَلَيْكُمُ الصِّيَامُ كَمَا كُتِبَ عَلَى الَّذِينَ مِنْ قَبْلِكُمْ لَعَلَّكُمْ تَتَّقُونَ »
[4] Concernant la neutralité de genre des pluriels en arabe, voir : Pourquoi le Coran ne s’adresse-t-il qu’aux hommes ?
[5] Sur ce point, voir article 2 : Le jeûne de Ramadan selon le Coran.
[6] Cf. Lévitique XVI, 29-31 et Lévitique XXIII, 26-32.
[7] Voir par exemple : Matthieu VI, 16-18.
[8] Si nous conservons malgré tout l’usage traduisant kataba par prescrire, c’est qu’une prescription/kitâb n’est pas en réalité nécessairement une obligation. Lexicalement, la racine kataba signifie à l’origine écrire, d’où pour kitâb écrit, livre, missive. C’est en ce cadre que le verbe kataba signifie par extension prescrire, c’est-à-dire mettre par écrit, et que kitâb vaut donc pour prescription : ce qui a été écrit. Du reste, le terme prescrire dérive du latin praescribere est formé de pré (avant ) et scribere (écrire), d’où le sens de écrire en tête, mettre en titre, mettre en avant. Aussi, par définition, toute prescription/kitâb n’a-t-elle pas un caractère obligatoire, il s’agit seulement d’une recommandation mise par écrit. Il en est de même en français où, par exemple, la prescription médicale est non contraignante. Ce n’est donc que sous l’influence de l’exégèse juridique propre aux objectifs de l’Islam qu’a été surimposé au terme kitâb le sens d’obligation divine.
[9] S2.V184 :
أَيَّامًا مَعْدُودَاتٍ فَمَنْ كَانَ مِنْكُمْ مَرِيضًا أَوْ عَلَى سَفَرٍ فَعِدَّةٌ مِنْ أَيَّامٍ أُخَرَ وَعَلَى الَّذِينَ يُطِيقُونَهُ فِدْيَةٌ طَعَامُ مِسْكِينٍ فَمَنْ تَطَوَّعَ خَيْرًا فَهُوَ خَيْرٌ لَهُ وَأَنْ تَصُومُوا خَيْرٌ لَكُمْ إِنْ كُنْتُمْ تَعْلَمُونَ
[10] L’on trouve directement trace de cette volonté d’effacer des tablettes la libéralité coranique dans le hadîth suivant : D’après Salama ibn al-Akwa’ (P.A.A) quand fut révélé ce verset (v184) celui qui voulait ne pas jeûner s’ en abstenait et se contentait du rachat. Puis le verset suivant fut révélé « quiconque d’ entre vous est présent en ce mois, qu’ il jeûne », v185, afin d’abroger la première disposition. Hadîth rapporté par Al Bukhârî.
[11] Signalons que la traduction standard reprend cette théorie et affirme en note que « le paiement de la compensation s’applique exclusivement à ceux qui, à cause d’une grave maladie chronique ou de vieillesse, ne pourraient jamais remplacer les jours de jeûne manqués » !
[12] De manière globale, l’analyse littérale ne peut en aucune manière valider le principe d’abrogation. Sur ce point de méthodologie, voir : L’abrogation selon le Coran et en Islam ; S2.V106.
[13] Hadîth rapporté par al Bukhârî, Muslim, at–Thirmidhî, an–Nasâ’î et d’autres.
[14] En effet, outre que ce hadîth soit aḥâd, c’est-à-dire connu uniquement selon cette chaîne de transmetteurs, il est aussi le seul hadîth où le dénommé Bukayr ibn Abdillâh aurait transmis directement à Yazîd ibn Abî ‘Ubayd. Ce fait ne semble pas avoir échappé à al Bukhârî qui émet un doute en signalant que le premier est décédé avant le second, ce qui sous-entend en ce cas précis qu’ils ne se seraient pas rencontrés. Ces incertitudes sont plus fréquentes qu’on ne le dit, s’ajoute à cela la fiabilité des sources fondamentales, les notices biographiques attestant de la valeur des transmetteurs. Pour l’anecdote, illustrant l’état d’esprit et du sérieux des compilateurs de ces biographies, l’on rapporte que le maillon final de notre hadîth, Salama ibn al–Akwa’, était un athlète capable de courir plus vite qu’un cheval. Au minimum, nous pourrions en déduire que ce n’est pas avec de tels chevaux que les musulmans purent conquérir le monde !
[15] Nous avons déjà signalé cette anomalie dans le système de construction de l’Abrogation : il n’existe aucun hadîth authentifié où le Prophète, pourtant premier acteur concerné attesterait de la réalité du principe, tout comme il n’y a aucun hadîth où il témoigne lui-même de l’abrogation de tel verset par tel verset, cf. L’abrogation selon le Coran et en Islam ; S2.V106.
[16] Voir référence note1.