La Prière est par définition le deuxième pilier de l’Islam. Cependant, en tant que pratique rituelle, elle est la première mentionnée. Toutes religions confondues, il s’agit d’une règle religieuse codifiée alors que, par essence, elle représente un moment privilégié de relation, un dialogue entre le croyant et son Seigneur. C’est plus particulièrement concernant l’Islam et la prière que nous envisagerons l’apparente opposition entre élan spirituel du cœur et normalisation canonique de la prière, cette codification dépendant principalement de la Sunna. Cette réflexion est menée selon divers angles d’approche en une série de quatre articles, à lire dans l’ordre préférentiel suivant : 1- La prière selon le Coran ; 2- La prière obligatoire selon le Coran et en Islam ; 3- Les heures de prière selon le Coran et en Islam et le présent sujet.
Nul doute que la prière telle qu’elle est intégrée par les musulmans est fondée sur un socle purement coranique, mais nul doute aussi que sa forme cultuelle repose sur le recours au Hadîth. En effet, il est indiscutable qu’un musulman ne connaît les détails du rituel de la prière qu’en fonction des renseignements fournis par la Sunna du Prophète. Or, une certaine remise en question actuelle du rôle de la Sunna a amené les défenseurs de l’Islam conventionnel à prendre pour preuve paradigmatique l’exemple de la prière. Ainsi, soutiennent-ils qu’il ne nous serait pas possible de prier sans le recours à la Sunna du Prophète : « Si nous n’avions pas la Sunna, nous n’aurions pas su comment prier, c’est donc que le Prophète devait enseigner la Sunna. » Or, nous avons montré que le concept de Sunna du Prophète Muhammad n’avait aucune réalité coranique, voir : La Sunna selon le Coran et en Islam, fonction et mission du Messager. Néanmoins, nous avons plusieurs fois rappelé que le Coran ne fournissait que très peu de détails quant au culte, et ceci est tout particulièrement vrai concernant la prière. En ces conditions, comment accorder ce qui semble être deux positions coraniques contradictoires ou, tout du moins, opposées ? Autrement dit, comment expliquer que connaître le rituel de la prière ne nécessitait pas le recours à la Sunna ? Enfin, cette réflexion évoque en filigrane la question de la prière du Prophète : comment le Prophète priait-il ?
• Que dit l’Islam
L’Islam sunnite en tant que religion bâtie essentiellement sur le recours au Hadîth est ici parfaitement cohérent et, comme son nom lui-même l’indique, il n’y a pas de sunnisme sans Sunna, être musulman sunnite c’est donc suivre la Sunna.[1] Son postulat en l’occurrence est le suivant : le Coran a ordonné de prier, mais n’a indiqué que les étapes principales de la prière[2] et c’est le Prophète qui en a enseigné la mise en forme et les détails. En soi, cette position semble indiscutable, car, contrairement à ce que prétendent certains courants coranistes, il n’est guère possible de déterminer par le seul Coran le rituel précis de la prière. Tous les essais qu’ils ont produits sur le sujet sont, bien qu’ils s’en défendent, dans l’obligation d’intégrer dans leur description coranique de la prière des détails qui ne sont pas donnés par le Coran, mais par le Hadith. Exemple : comment définir la position du rukû‘/l’inclinaison ? S’agit-il d’une inclinaison comme celle pratiquée par les juifs ou celle des chrétiens ? Ils sont cités pratiquant cette position de prière dans le Coran, mais en réalité les juifs ne s’inclinent pas comme les chrétiens et ni l’un ni l’autre ne s’inclinent comme les musulmans. Cependant, rien dans le Coran ne précise la modalité du rukû‘/inclinaison , et les coranistes s’inclinent de fait comme les musulmans, sans avoir là d’argument coranique, mais suivant en cela la Sunna !
Si donc l’Islam a raison sur ce point : le rôle du Prophète dans l’enseignement de la prière, pour autant le raisonnement suivi par les défenseurs de la Sunna est erroné. En effet, dire que « si nous n’avions pas la Sunna du Prophète nous n’aurions pas su comment prier » n’est logiquement pas une preuve de ce « que le Prophète devait enseigner la Sunna. » Nous allons y revenir, mais nul doute que les premiers musulmans priaient et nul doute qu’ils ont appris à prier en imitant le Prophète et non pas en lisant des ouvrages de hadîths ou de Droit islamique. Condition nécessaire et suffisante donc, et c’est cette imitation qui a par la suite diffusé la prière de proche en proche et au fil du temps.
Selon cette démarche pragmatiquement évidente, l’imitation de la prière du Prophète et la présence du Hadîth ne s’articulent pas avec autant de logique qu’on le prétend. Il suffit d’ailleurs d’examiner les recueils de hadîths pour le constater. Ainsi, l’on retrouve dans la seule somme de al Bukhârî près de 900 hadîths consacrés aux règles de la prière ! En cette masse de textes, le nombre de divergences est grand : horaires de prière, position des mains et des pieds, manière de s’incliner ou de se prosterner, formules du tashâhud, salut final, etc. S’ajoutent à cela les innombrables variantes et règles que le Droit islamique et ses diverses Écoles en ont exponentiellement tirées. De fait, si l’on se réfère à cette diversité, la situation est insoluble pour qui voudrait déterminer qu’elle est la meilleure façon de prier et, plus encore, pour qui voudrait établir la Prière du Prophète ! En réalité, tout musulman est en pratique dans l’obligation d’apprendre à prier selon un modèle existant parmi les différentes formes que chaque École défend dans sa course à la différenciation. Concrètement, il réalise son apprentissage par imitation de l’entourage qu’il a choisi ou pas.
Autre approche de la problématique posée par la multiplicité du Hadîth, sous la poussée actuelle du salafisme “hypersunnique” l’on observe la mise en place d’une forme de prière différant fort des modèles classiques. Celle-ci ne correspond à aucune de celles enseignées par les quatre Écoles, pourtant elles aussi basées sur le Hadîth. Ceci confirme que les hadîths ne traduisent pas une seule façon de prier : la prière que l’on supposerait sunna, mais qu’ils expriment bel et bien à plusieurs variantes de la manière de prier. Conséquemment, les hadîths ne correspondent pas à la mise par écrit de la prière du Prophète, celle qui avait été pourtant nécessairement apprise par imitation par la première génération de musulmans et leurs suivants. Cela signifie aussi que ceux qui prétendent détenir la seule vraie manière de prier : c’est-à-dire la prière du Prophète, s’égarent et égarent. Ils ne défendent en réalité qu’une forme de prière à partir d’une sélection et d’une interprétation de certains hadîths et il est manifeste que l’objectif de ces choix est de se distinguer des autres en leur manière de prier, exactement comme le firent avant eux les Écoles juridiques. L’on déduira de ces constats qu’il est vain de vouloir déterminer à partir de la Sunna la « Prière du Prophète ». Par la pression qu’elles ont exercée sur la transmission par imitation de la prière initiale du Prophète, les interventions inflationnistes du Hadîth et des Écoles juridiques ont provoqué la perte de cette prière.
• Que dit le Coran
Nous l’avons souligné, le Coran ne donne concernant la prière rituelle que le principe, ses objectifs spirituels et les grandes lignes de sa pratique. Voici les principaux exemples de cette approche coranique du sujet : « Accomplis la prière aux deux extrémités du jour et aux abords de la nuit ; certes les bonnes actions repoussent les mauvaises… », S11.V114 ; « Récite ce qui t’a été révélé du Livre et accomplis la prière, car la prière protège de l’immoralité et du vice… », S29.V45 ; « Quant à celui qui, en dévotion en début de nuit, prosterné et debout, est soucieux de l’Au-delà et espère la miséricorde de son Seigneur… », S39.V9 ; « Ô croyants ! Inclinez-vous, prosternez-vous, adorez votre Seigneur, faites le bien – puissiez-vous connaître la félicité ! », S22.77. Pour une approche approfondie, voir : La prière selon le Coran. Il est donc indéniable que si le Coran explicite le principe et les objectifs spirituels de la prière, pour autant il n’expose que les grandes lignes de sa mise en œuvre. Quatre hypothèses découlent de cette particularité du discours coranique : 1– Soit le protocole précis de la prière fut inspiré au Prophète ; 2– Soit les Arabes et le Prophète connaissaient déjà la forme de cette prière ; 3– Soit il s’inspira de la prière des juifs et/ou des chrétiens à partir des indications coraniques ; 4– Soit à partir du canevas coranique le Prophète élabora sa propre manière de prier.
– Hypothèse 1. Aucun verset du Coran n’indique que la prière fut inspirée à Muhammad.
– Hypothèse 2. Historiquement, nous ne disposons d’aucun élément concernant la prière des polythéistes mecquois. Toutefois, un verset du Coran en fait état : « Leur prière au Temple n’est que sifflements et battements de mains… », S8.V35. Précisément, cette prière avait lieu auprès de la Kaaba, mais cela ne nous dit pas si les qurayshites connaissaient une autre forme de prière. Quoi qu’il en soit, la prière n’étant vraiment devenue une pratique musulmane qu’à Médine, il n’y a aucune raison de penser qu’à cette période Muhammad ait pu, par stratégie supposée, souhaiter emprunter ou conserver un rituel païen.
– Hypothèse 3. L’on note indéniablement un certain nombre de points communs entre les bases de la prière selon le Coran et les pratiques du judaïsme ancien et des chrétiens d’Orient, citons : la station debout, l’inclination, la prosternation. Cependant, selon le Coran chaque religion a selon la volonté même de Dieu une voie rituelle/minhâj spécifique : « …Toutefois, à chacun d’entre vous Nous avons indiqué une voie générale/shir‘a et une voie spécifique/minhâj. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté religieuse/umma…».[3] La voie spécifique/minhâj représente les différences cultuelles et ceci explique que si la prière musulmane partage des éléments avec les prières des autres monothéismes, ceux-ci restent très généraux et en diffèrent tout autant. L’on ne peut donc pas retenir l’idée d’une imitation de la prière des juifs et/ou des chrétiens par Muhammad.
– Hypothèse 4. Le caractère spécifique de la prière musulmane repose indéniablement sur ce qui la différencie des prières des divers monothéismes en Arabie. Il ressort de ce qui précède que ces détails n’ont pas été empruntés au polythéisme, n’ont pas été révélés à Muhammad et ne correspondent pas à une imitation des pratiques juives ou chrétiennes. Nous en déduisons que le Prophète, confronté à l’absence de précisions coraniques relatives à la prière, fut lui-même dans l’obligation de mettre au point sa façon de prier à partir des indications générales fournies par le Coran. En cela le Prophète se conforma à l’esprit du Coran qui, loin d’être un catéchisme, traite de la partie dogmatique de la foi et indique seulement les orientations globales du culte.[4]
– La position du Coran concernant le non-enseignement des rituels est donc cohérente d’un point de vue du rapport au monde de la Révélation. Elle l’est aussi du point de vue rationnel, car décrire entièrement des rituels complexes serait peu économe et peu utile. En effet, personne n’a jamais réussi à prier correctement à la seule lecture d’un ouvrage sur le sujet, tous les musulmans, y compris les jurisconsultes ont en réalité appris à prier par l’exemple. C’est donc logiquement que la transmission de la prière, nous l’avons déjà mentionné, se fit par l’imitation du modèle prophétique et il en fut de même par exemple pour le Pèlerinage. L’on comprend ainsi en toute rigueur que le Coran n’ait judicieusement indiqué que les grandes lignes de l’architecture de la Prière et du Pèlerinage. Ces deux rites essentiels[5] ont été transmis par l’exemple, l’imitation, et ce, bien avant leur codification par le Hadîth et la jurisprudence.[6] Les primo-musulmans suivirent en cela le Prophète, puis les transmirent de visu aux musulmans qui leur succédèrent, et ainsi de suite. Pas besoin de codification, pas besoin de Sunna, pas besoin de textes, pas besoin d’images, l’apprentissage par l’exemple et l’imitation est en ce cas parfaitement adapté.
Il ressort de ce qui précède qu’affirmer que le cas de l’enseignement de la prière est une preuve de la nécessité de la Sunna est un argument erroné, car, comme nous venons de le montrer, la stratégie coranique se justifie autrement que par les concepts de Sunna ou de Hadîth. Il n’y a pas dans l’absence de précisions coraniques un défaut ou un manquement du Coran que le Prophète aurait été chargé de combler, mais une stratégie de communication parfaitement adéquate. Cette démarche coranique ne suppose en rien que le Prophète ait eu comme fonction d’enseigner les musulmans sur une multitude de points que le Coran aurait délaissés et confiés à sa charge. Cette compréhension est donc conforme avec la position du Coran quant à la non-existence de la Sunna du Prophète, voir : La Sunna selon le Coran et en Islam, fonction et mission du Messager. Au demeurant, le fait que le Coran prenne la peine de détailler par ailleurs des points qui ne relèvent pas de l’enseignement par l’exemple justifie a contrario qu’il n’ait nul besoin que le Prophète se substitue à Dieu, voir note 5.
Conclusion
L’affirmation classique soutenant l’obligation de la Sunna pour la connaissance des rituels de la prière ne résiste pas à l’analyse critique, cet exemple est tout particulièrement sans fondement logique. Ainsi, l’inflation de hadîths sur ce sujet montre que la notion de Sunna telle que l’Islam l’entend est ici contre-productive et, surtout, a causé la perte de la prière telle que le Prophète l’a pratiquée. Si à l’origine l’on suivit directement par imitation l’exemple du Prophète pour prier, la diversité des hadîths apparus postérieurement n’exprime pas la fidélité qui lui était due, mais bien la divergence d’avec le modèle prophétique. Conséquemment, postuler que « si nous n’avions pas la Sunna du Prophète nous n’aurions pas su comment prier, c’est donc que le Prophète devait enseigner la Sunna » n’est en rien un argument prouvant la nécessité de la Sunna en tant que mode d’explication et d’extension du Coran, mais en réalité, la preuve du contraire.
Nous aurons constaté que le Coran ne fournit pas les détails des rituels qu’il recommande pour trois raisons principales : 1– Lorsqu’il s’agit d’actes manifestes, observables, il est logique d’en confier la transmission à l’imitation de visu. 2– Le Coran ne se mêle pas de la codification des religions, affaire d’hommes et de temps.
3 – Le message du Coran n’est pas religieux mais dogmatique : la signification et les perspectives de la foi monothéiste.
Concernant la prière du Prophète, si celle-ci a été effectivement transmise par imitation durant trois quarts de siècle par les premières générations de musulmans, elle a été malheureusement égarée. Ce dommage irréparable est directement dû à l’ensevelissement progressif du rituel de la prière du Prophète sous la masse des hadîths suscités lors de la construction canonique de l’Islam. Sans qu’il n’y ait là de paradoxe, la prière du Prophète a donc été perdue à cause de la Sunna ! Nul ne pourra jamais plus la retrouver, ni les spécialistes du Hadîth, ni les coranistes. Quoi qu’il en soit, et à bien le comprendre, la prière du Prophète n’était que son interprétation du Coran et non un modèle intangible que nous devrions retrouver. De même, toute forme de prière est, depuis, une interprétation, celle prônée par l’Islam en premier lieu.
Dr al Ajamî
[1] Du reste, en qualifiant les musulmans de mahométans les premiers observateurs extérieurs de l’Islam ne s’y étaient pas trompés.
[2] Notamment : ablution/wuḍû’, station debout/iqâma, inclinaison/rukû‘, prosternation/sujûd.
[3] S5.V48. Pour l’analyse littérale de cet essentiel verset, voir : Le Salut universel selon le Coran et en Islam.
[4] Le cas de la prière n’est pas particulier, il est conforme au positionnement de la Révélation. Ainsi, Dieu laisse-t-Il les hommes établir diverses formes de religions à partir d’une révélation reçue. Le Message de Dieu concerne la foi et l’éthique, il rappelle ce qui a trait à l’unité et laisse aux hommes ce qui relève de la différence, voir : Le Coran et l’Islam. La Révélation est la part de Dieu, la religion la part des hommes, ceci afin qu’ils puissent eux-mêmes construire les religions les plus aptes à leurs conditions temporelles, historiques. Selon ce processus, l’unicité de Dieu est exprimée par la multiplicité des religions. Sur ce point, voir : La pluralité religieuse selon le Coran et en Islam.
[5] Une exception notable : le jeûne de Ramadan auquel est consacré un paragraphe détaillé et suffisant à sa mise en œuvre : S2.V183-187. Nous pouvons supposer que ceci provient du fait que ce parcours spirituel est exigeant et qu’en fixer les règles précises, en l’occurrence fort peu nombreuses, est le meilleur moyen d’éviter toute dérive le rendant impraticable ou, au contraire, aménagé au point de perdre sa substance. Voir : Le jeûne de Ramadan selon le Coran et en Islam.
[6] Rappelons l’absence de Droit islamique et d’Écoles juridiques pendant près de trois quarts de siècle après le Prophète.