S2.V221 ; S60.V10 ; S5.V5
Il y a une dizaine d’années, nous avions publié des articles[1] indiquant que selon le Coran ce qui était permis ou interdit en matière de mariage interreligieux à un musulman l’était aussi à une musulmane. Nous avions alors été étonné par l’abondance des réactions et la violence de certaines. Récemment, la Tunisie a rompu le consensus islamique et exposé sur la place publique l’hypocrite tabou obligeant l’homme voulant épouser une musulmane à se convertir à l’Islam ou, autrement formulé, interdisant à une musulmane d’épouser un non-musulman ; l’union entre deux êtres étant alors régie par la discrimination religieuse. La position de l’Islam est connue et répétée à l’envi, elle a ses raisons d’être, nous allons les rappeler. Cependant, de manière évidente, la position du Coran est différente et, du fait de nombreuses imprécisions lors des “débats” actuels, il nous a semblé utile de présenter à nouveau et de manière détaillée l’Analyse littérale des versets mettant en évidence l’argumentaire coranique concernant le mariage interreligieux.
• Que dit l’Islam
S’agissant du mariage interreligieux, l’Islam a bâti son Droit matrimonial à partir de l’interprétation de trois versets coraniques. En conséquence de quoi :
1– Il est interdit à un musulman ou à une musulmane d’épouser un(e) polythéiste/mushrik/mushrikât.
Le verset référent est le suivant : « Et n’épousez pas les femmes associatrices/al–mushrikât tant qu’elles n’auront pas la foi, et certes, une esclave croyante vaut mieux qu’une associatrice, même si elle vous enchante. Et ne donnez pas d’épouses aux associateurs/mushrikîn tant qu’ils n’auront pas la foi, et certes, un esclave croyant vaut mieux qu’un associateur, même s’il vous enchante. Car ceux-là [les associateurs] invitent au Feu ; tandis qu’Allah invite, de par Sa Grâce, au Paradis et au pardon. Et Il expose aux gens Ses enseignements afin qu’ils se souviennent ! », S2.V221 ; ici donné selon la traduction standard.
2– Il est interdit à un musulman ou à une musulmane d’épouser un incroyant/kâfir.
Le verset référent est le suivant, nous en avons souligné termes et segment clefs : « Ô vous qui avez cru ! Quand les croyantes viennent à vous en émigrées, éprouvez-les ; Allah connaît mieux leur foi ; si vous constatez qu’elles sont croyantes, ne les renvoyez pas aux mécréants/al–kuffâr. Elles ne sont pas licites [en tant qu’épouses] pour eux, et eux non plus ne sont pas licites [en tant qu’époux] pour elles. Et rendez-leur ce qu’ils ont dépensé (comme mahr). Il ne vous sera fait aucun grief en vous mariant avec elles quand vous leur aurez donné leur mahr. Et ne gardez pas de liens conjugaux avec les mécréantes/al–kawâfir. Réclamez ce que vous avez dépensé et que (les mécréants) aussi réclament ce qu’ils ont dépensé. Tel est le jugement d’Allah par lequel Il juge entre vous, et Allah est Omniscient et Sage. », S60.10 ; ici donné selon la traduction standard.
3– Il est permis à un musulman d’épouser une femme des Gens du Livre/kitabiyya, mais cela est interdit à une musulmane.
Le verset référent est le suivant : « Vous sont permises, aujourd’hui, les bonnes nourritures. Vous est permise la nourriture des gens du Livre, et votre propre nourriture leur est permise. (Vous sont permises) les femmes vertueuses/al–muhṣanât d’entre les croyants, et les femmes vertueuses d’entre les gens qui ont reçu le Livre avant vous, si vous leur donnez leur mahr, avec contrat de mariage, non en débauchés ni en preneurs d’amantes. Et quiconque abjure la foi, alors vaine devient son action, et il sera dans l’au-delà, du nombre des perdants. », S5.V5 ; ici donné selon la traduction standard.
Seul ce dernier verset est compris de manière non-symétrique, l’Islam autorisant aux musulmans ce qu’il interdit aux musulmanes. Pour cela, il se base sur le fait qu’en ce verset n’est évoqué que le cas de la permission donnée à l’homme d’épouser une femme dite faire partie des Gens du Livre, mais que l’inverse n’est pas explicitement mentionné. Cependant, comme nous le constaterons, il ne s’agit là que d’une interprétation orientée par le postulat patriarcal suivant : l’homme épouse, et la femme est épousée, l’homme a pleine capacité juridique et religieuse et la femme lui est, sous ce double aspect, inférieure.[2] Il est ainsi régulièrement soutenu que l’homme est en mesure de protéger sa religion et de la transmettre à ses enfants alors que la femme est jugée trop faible pour pouvoir faire de même. En quelque sorte, l’Islam affirme ainsi protéger la religion des musulmanes ! Or, une telle conception est en opposition totale avec l’égalité entre les hommes et les femmes que le Coran, quoiqu’en dise le discours islamique ou islamologique, défend sans ambiguïté, pour rappel : égalité ontologique : S4.V1 ; égalité intrinsèque : S7.V22-23 ; égalité en foi : S4.V124 ; égalité en religion : S3.V194-195 ; égalité spirituelle : S3.V42-43 ; égalité de genre : S16.V58-59 ; égalité sociale : S9.V71, voir : Égalité homme femme selon le Coran. L’autre argument mis en avant par l’Islam est intracommunautaire, il vise la protection et la transmission de l’Islam par le biais du mariage intra-religieux et, dans ce cadre, le mariage interreligieux n’est donc destiné qu’à l’islamisation des populations juives, chrétiennes ou autres religions monothéistes. Enfin, bien que cela ne décharge en rien l’Islam, faudrait-il rappeler que le judaïsme et le christianisme sont tout autant opposés aux mariages interreligieux et que ces positions ne sont pas sans avoir inspiré l’Islam. En effet, pour le judaïsme le mariage ne se concevait qu’entre juifs alors que pour le christianisme du temps de l’Empire byzantin existait bien avant l’Islam une dissymétrie institutionnalisée : si un chrétien pouvait épouser une juive, un juif qui aurait épousé une chrétienne était passible de la peine de mort. Dans le cadre du statut des dhimmis, l’Islam n’a donc fait que récupérer ces principes de “ségrégation sélective” en les élargissant en retour aux chrétiens tout en supprimant, malgré tout, les sanctions physiques pour celles et ceux qui transgresseraient cette loi.
• Que dit le Coran
Nous allons à présent examiner dans le même ordre les trois versets-clefs mis en jeu par l’Islam.
1– Concernant selon le Coran l’interdiction pour un musulman ou une musulmane d’épouser un(e) polythéiste/mushrik/mushrikât.
Traduction littérale du verset référent : « Mais n’épousez pas les polythéistes/mushrikât tant qu’elles n’ont pas adhéré à la foi, une esclave croyante est certes préférable à une polythéiste, ce quand bien même vous enchanterait-elle. Et ne donnez point épouses à des polythéistes/mushrikîn tant qu’ils n’ont pas adhéré à la foi, un esclave croyant est certes préférable à un polythéiste, ce quand bien même vous enchanterait-il. Ceux-là appellent au Feu, alors que Dieu convie au Paradis et au Pardon, de par Sa prévenance, et qu’Il explicite Ses versets aux hommes afin qu’ils puissent s’en rappeler. », S2.V221. [3]
En dehors de quelques différences traductionnelles d’avec la traduction standard, le sujet est clair : il est interdit à un musulman et à une musulmane d’épouser un(e) polythéiste. Cette séparation entre croyants monothéistes et polythéistes ne repose pas, comme dans le judaïsme sur une notion d’impureté ou, comme dans le christianisme, sur la notion d’unité du corps de l’Église, mais sur une idée majeure développée inlassablement par le Coran : le message coranique prône la restauration du monothéisme et, conséquemment, le rejet du polythéisme. C’est donc pour une raison strictement dogmatique que le Coran envisage l’impossibilité de ce type d’union, qu’il s’agisse d’hommes « n’épousez pas les polythéistes » ou de femmes « ne donnez point épouses à des polythéistes ». En d’autres termes, ce qui est interdit en matière de mariage aux hommes l’est aussi aux femmes. Ce principe d’égalité est de même clairement maintenu au niveau plus intime des sentiments : « quand bien même vous enchanterait-elle » et « quand bien même vous enchanterait-il ». Même symétrie de traitement lorsque le Coran fustige le fait que les Arabes réprouvaient le mariage avec des gens de conditions serviles : « une esclave croyante est certes préférable à une polythéiste » et « un esclave croyant est certes préférable à un polythéiste ». Ainsi, l’on constate sans peine que ce verset traite à égalité hommes et femmes, qu’il s’agisse de choix d’amour ou de société. Ce qui est interdit aux hommes l’est aussi aux femmes et ce qui caractérise les hommes en matière d’amour et de mariage est tout aussi vrai pour les femmes. En ces conditions d’égalité parfaite, l’on ne voit guère comment le Coran pourrait proclamer en un autre verset que les hommes auraient des possibilités en matière de mariage que les femmes n’auraient pas !
Par ailleurs, l’on aura constaté qu’en ce verset l’interdit est d’ordre dogmatique alors que les deux recommandations en matière de mariage que nous venons de souligner relèvent des domaines affectifs et sociétaux. Nous en concluons donc directement que l’interdiction de mariage n’est pas d’ordre religieux, ce qui en soi invalide par le Coran l’ensemble des arguments avancés par l’Islam pour justifier le fait qu’il autorise un musulman à contracter mariage avec une femme des Gens du Livre et interdit la réciproque à une musulmane sous motif qu’elle ne serait pas capable de protéger sa religion. Enfin, nous signalerons que ce verset est le premier qui chronologiquement ait été révélé sur le sujet.[4] Par conséquent, il énonce le principe général en indiquant, non pas ce qui est permis, mais seulement ce qui est interdit.[5] Notons qu’il s’agit là d’une règle juridique du reste admise par le Droit islamique lui-même… L’on pourrait donc d’ores et déjà en tirer qu’à contrario tout ce qui n’est pas interdit en matière de mariage est permis, et ceci sera confirmé par la suite.
En résumé, le point de vue de l’Islam concernant l’interdiction de mariage des musulmans et des musulmanes avec les polythéistes est conforme au sens littéral de ce verset. Cependant, l’Exégèse a ici omis de souligner la symétrie de traitement entre musulmans et musulmanes alors que celle-ci est d’une grande importance pour la compréhension réelle du statut marital tel que les versets à suivre vont l’exposer.
2–Concernant selon le Coran l’interdiction pour un musulman ou une musulmane d’épouser un incroyant/kâfir
Traduction littérale du verset référent : « Ô croyants ! Lorsque vous parviennent les croyantes exilées, soumettez-les à examen, Dieu sait parfaitement leur foi ; mais si vous les tenez pour croyantes, alors ne les renvoyez pas aux polythéistes/kuffâr. Elles ne leur sont pas permises tout comme ils ne leur sont pas permis, et rendez-leur ce qu’ils avaient dépensé, et il n’y a alors aucun mal à ce que vous puissiez les épouser si vous leur donnez leurs dotations nuptiales.[6] Et ne maintenez pas de force la protection/‘iṣam des femmes polythéistes/kawâfir, réclamez ce que vous avez dépensé et qu’ils réclament ce qu’ils ont dépensé. Tel est la sagesse de Dieu, Il juge entre vous, car Dieu est parfaitement savant, infiniment sage.», S60.V10. [7]
De nombreuses “circonstances de révélation”[8] et autres historiettes ont été imaginées avec plus ou moins de réussite afin d’historiciser le propos de cette assez brève sourate. Quoi qu’il en soit, cela n’est en rien nécessaire, car le thème central de cette sourate 60 est explicite : l’état tendu des relations avec les polythéistes mecquois après qu’ils eussent expulsé le Prophète et les musulmans de La Mecque vers Médine, voir notamment vs1-3 et 9. Le Coran insiste sur la rupture ainsi matérialisée entre la foi monothéiste et l’opposition polythéiste, vs2-6, tout en appelant les musulmans à la retenue et à l’équité vis-à-vis de leurs ennemis à présent déclarés, vs8-9. Cette brève Analyse contextuelle situe donc notre v10 dans les suites immédiates de l’exil forcé, dit Hégire, des musulmans vers Médine. En cette situation, le Coran évoque alors le cas particulier de femmes, musulmanes ou non, ayant émigré de la Mecque vers Médine, et ce, sans qu’il nous soit nécessaire de nous référer pour cela à de supposées clauses d’extradition figurant au traité de Ḥudaybiyya comme l’Exégèse se plait à le faire. Ainsi, notre v10 envisage-t-il deux cas de figure :
– Premier cas, il s’agit de « croyantes exilées » s’étant réfugiées auprès des musulmans à Médine pour lesquelles le Coran ordonne : « ne les renvoyez pas aux polythéistes/kuffâr», car « elles ne leur sont pas permises tout comme ils ne leur sont pas permis ». Cette formulation indique qu’il s’agit de musulmanes mariées avec des polythéistes et il est donc rappelé qu’elles ne peuvent être épouses de polythéistes, et réciproquement, et ceci conformément à ce qui avait déjà été antérieurement révélé à ce sujet en S2.V221. Cette contextualisation très précise et le rapport entre ces deux versets (S60.V10 et S2.V221) expliquent que le pluriel kuffâr soit ici synonyme de polythéistes/mushrikîn, pluriel employé en S2.V221. Du reste, dans le Coran le pluriel brisé kuffâr qualifie dans la grande majorité des cas lesdits polythéistes. Contrairement donc à ce que l’Exégèse et ses traductions affirment, ce segment n’interdit pas le mariage avec les incroyants,[9] mais bien avec les « polythéistes » dits ici kuffâr, conformément à S2.V221 donc.
– Deuxième cas, il s’agit de « femmes polythéistes/kawâfir » auxquelles les musulmans avaient accordé leur « protection/‘iṣam ». Cependant, cette protection doit être reconsidérée : « et ne maintenez pas de force la protection/‘iṣam des femmes polythéistes/kawâfir», deux possibilités sont alors envisagées : -a) Soit comme l’indique le segment « réclamez ce que vous avez dépensé [c’est-à-dire le douaire nuptial/ajr] » ce sont des femmes polythéistes que les musulmans avaient épousées et qui avaient émigré à Médine comme l’indique la notion de « protection/‘iṣam ». En réclamant leurs « dotations nuptiales » aux familles de ces femmes, ils les libèrent de ce mariage et elles peuvent retourner à La Mecque. Cependant, comme la notion antérieure de protection le suppose, cette solution n’est envisageable que dans le cas où ces femmes souhaitent finalement retourner à La Mecque. -b) Soit comme l’indique le segment « qu’ils réclament ce qu’ils ont dépensé [c’est-à-dire la dotation nuptiale] », il s’agit de femmes polythéistes mariées à des polythéistes, mais qui auraient émigré à Médine, sans doute pour suivre leurs proches.[10] Cependant, puisqu’il s’agit de rendre à ces maris polythéistes leur dotation nuptiale, cela signifie que ces femmes ne veulent pas retourner à La Mecque, en rendant leur “dot” aux familles de ces femmes, les musulmans les libèrent de ce mariage.
Ainsi, quand la traduction standard écrit « et ne gardez pas de liens conjugaux avec les mécréantes/al–kawâfir » au lieu du sens littéral « et ne maintenez pas de force la protection/‘iṣam des femmes polythéistes/kawâfir » elle force triplement le texte. Tout d’abord, en affirmant l’impossibilité de conserver un mariage antérieur avec une polythéiste, alors qu’il ne s’agit là que d’une possibilité à l’amiable. Ensuite, en traduisant sans aucun soutien lexical le terme ‘iṣam/protection par « liens conjugaux ». Enfin, en traduisant le pluriel kawâfir par « mécréantes », généralisant ainsi ce qui est un cas particulier visant uniquement les « femmes polythéistes » mecquoises.
Du point de vue littéral, l’on aura constaté la parfaite symétrie de traitement entre hommes et femmes en ce verset. Ce qui en S60.V10 est interdit aux musulmans : le mariage avec une polythéiste, l’est aussi aux musulmanes, tout comme cela avait été indiqué au verset révélé antérieurement, à savoir S2.V221. Aucun argument coranique ne permet donc selon ces deux versets de soutenir la thèse du Droit islamique introduisant une différence de traitement entre musulmans et musulmanes et affirmant que ce verset interdit le mariage avec les « mécréants ».
En résumé, ce verset fait suite chronologiquement à celui édictant l’interdiction pour un musulman ou une musulmane d’épouser un(e) polythéiste, S2.V221. Il ne modifie rien à ce principe et ne l’étend pas notamment à d’autres catégories de “non-foi”, car les pluriels kuffâr et kawâfir y désignent respectivement et exclusivement les polythéistes, hommes et femmes, et non pas ce que l’on entend généralement par kâfir.[11] Ce verset ne fait donc qu’expliciter le cas général en fonction d’une situation quelque peu particulière. Rien donc en ce verset ne permet d’affirmer que le Coran ait interdit le mariage des musulmans ou des musulmanes avec des non-musulmans, exception faite de polythéistes. Pour le formuler clairement et, aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas en ce verset et en aucun autre dans le Coran d’interdiction pour un musulman ou une musulmane d’épouser un non-musulman(e) quelle que soit sa foi ou non-foi ! De fait, en ces deux versets (S2.V221 et S60.V10) l’interdiction du mariage est fondée sur un seul argument : l’opposition dogmatique irréductible entre la foi monothéiste et la croyance polythéiste, et uniquement cela. Nous préciserons face à la stupidité de certains débats tant internes qu’externes que par polythéisme il ne s’agit que de celui représenté par les Arabes à l’époque du Coran ou de formes de même nature actuelles, et quiconque prétendrait au polythéisme des chrétiens ou à celui des adorateurs de l’argent ou du pouvoir outrepasserait le Coran sans preuve !
3– Concernant selon le Coran la possibilité d’épouser une femme des Gens du Livre/kitabiyya, et l’interdiction qui en serait faite à une musulmane
Traduction littérale du verset référent : « À ce jour[12] vous ont été rendues libres les bonnes choses, et la nourriture de ceux qui ont reçu le Livre est aussi pour vous libre, tout comme votre nourriture leur est libre. De même, le sont les femmes de condition libre et de bonnes mœurs/al–muḥṣanât[13] parmi les croyantes et les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi ceux qui ont reçu le Livre avant vous, mais à condition que vous leur donniez leur dotation nuptiale, en homme décent,[14] et non en débauchés ou qui prend maîtresses. Et quiconque dénie la Foi, nul est son acte, et il sera dans l’Autre-monde au nombre des perdants. », S5.V5. [15]
Chronologiquement il s’agit du troisième et dernier verset révélé sur la question, après donc S2.V221 et S60.V10.[16] En soi, ce verset est explicite et, concernant notre sujet, il traite de la possibilité pour les musulmans d’épouser des femmes appartenant aux Gens du Livre : « ceux qui ont reçu le Livre avant vous ». L’exégèse juridique a donc voulu comprendre que cette possibilité n’était ici donnée qu’aux hommes et, qu’en conséquence, une musulmane ne pouvait épouser un juif ou un chrétien. Cette position exprime sans détour le fort sentiment de discrimination religieuse propre à l’Islam tout comme l’infériorisation de la femme juridiquement instaurée par le Droit islamique.
Du point de vue littéral, deux observations permettent de démontrer que, contrairement à ce que l’exégèse juridico-islamique affirme, est conservée en ce verset la symétrie musulman-musulmane en matière de mariage avec des Gens du Livre.
1– D’évidence, ce verset n’est pas isolé, mais est le dernier du paragraphe introductif de la Sourate V, passage constituant le dernier rappel quant à ce que Dieu a sacralisé ou rendu tabou,[17] vs1-5. Tout particulièrement, il fait suite au v4 : « Ils t’interrogent sur ce qui leur est permis. Réponds : Il vous est permis les bonnes choses. Et quant à ce que vous avez dressé parmi les carnassiers à la manière des chiens, considérez-les en fonction de ce que Dieu vous a enseigné et donc mangez ce qu’ils ont saisi pour vous et mentionnez dessus le nom de Dieu. Craignez Dieu, car Dieu est prompt au compte. », verset que nous avons par ailleurs analysé.[18] Présentement, nous observons qu’il commence par les termes suivants : « ils t’interrogent sur ce qui leur est permis », une question est donc posée au Prophète qui est chargé de répondre par voie de révélation : « réponds » et cette réponse se poursuit manifestement au v5. Or, s’agissant de chasse et de gibier, il est évident que ce sont des hommes qui ont ici interrogé le Prophète, et qui l’ont donc de même questionné quant à la possibilité d’épouser des femmes appartenant aux Gens du Livre. Il est ainsi parfaitement cohérent que la réponse à leur deuxième question leur soit personnellement adressée. Ceci explique directement que ce verset n’envisage que le cas du mariage des hommes musulmans : « [vous qui avez posé cette question, vous êtes libres d’épouser » les femmes de condition libre et de bonnes mœurs /al–muḥṣanât parmi les croyantes et les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi ceux qui ont reçu le Livre avant vous ». Se justifie que n’ait pas été expressément mentionné le cas inverse (le mariage des musulmanes avec des Gens du Livre) et que pour autant rien ne vienne annuler l’égalité de principe et de droit en matière de statut marital entre musulmans et musulmanes telle que postulée aux deux versets antérieurement révélés : S2.V221 et S60.V10.
2– Si l’on considère à présent la partie centrale de la réponse coranique: « [vous êtes libres d’épouser ] les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi les croyantes et les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi ceux qui ont reçu le Livre avant vous », l’on constate qu’elle ne concerne pas que le cas des femmes des Gens du Livre, mais deux catégories : a- « les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi les croyantes » et b- « les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi ceux qui ont reçu le Livre avant vous ». Or, si ce verset ne traitait que du droit du mariage des hommes musulmans avec les femmes des Gens du Livre, alors la non-symétrie soutenue par l’Exégèse impliquerait qu’en fonction du segment « [vous êtes libres d’épouser ] les femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi les croyantes » les musulmanes vertueuses ne pourraient pas épouser des musulmans vertueux puisque cela ne serait pas explicitement précisé ! À l’inverse, l’on en déduit donc qu’en ce verset symétrie et égalité de droit en matière de mariage entre musulmans et musulmanes sont obligatoirement implicites. Situation textuellement logique puisque rien ne vient modifier textuellement en ce verset le principe général d’égalité homme/femme en droit marital qui avait été clairement exprimé aux deux versets antérieurement révélés, S2.V221 et S60.V10. Constat d’autant plus logique que, nous le rappelons, ce que le Coran n’interdit pas explicitement est par définition autorisé, voir note 4.
Ainsi, en ce dernier verset révélé sur le sujet, comme en les deux précédents, rien n’indique que les droits en matière de mariage soit différents pour les musulmans et les musulmanes. Autrement dit, il est permis aux musulmanes comme aux musulmans d’épouser une personne dite appartenir aux Gens du Livre, notamment les juifs et les chrétiens,[19] et la seule chose que le Coran ait interdite aux musulmans comme aux musulmanes est d’épouser un ou une polythéiste.
– Par ailleurs, l’on aura noté que le terme muḥṣanât est appliqué en ce verset aussi bien aux musulmanes qu’aux femmes appartenant aux Gens du Livre. Or, sous un autre aspect, il n’était pas a priori nécessaire de préciser que si les musulmans peuvent épouser des « femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi ceux qui ont reçu le Livre avant vous », ils pouvaient aussi épouser des musulmanes dites « femmes de condition libre et de bonnes mœurs parmi les croyantes ». Nous en déduisons que cette particularité souligne deux choses : 1- les croyantes peuvent être égales en décence, qu’elles soient musulmanes ou non-musulmanes. 2- le mariage doit être basé sur la qualité de comportement et non sur la religion. Ce dernier point apporte un éclairage essentiel sur l’objectif du mariage selon le Coran : la recherche de la décence. Ceci est du reste directement indiqué et renforcé par le segment stigmatisant le comportement inverse : « non en débauchés ou qui prend maîtresses ». Le couple est donc un lieu commun de vie destiné à protéger et élever moralement et spirituellement tant l’homme que la femme. Cette notion est directement liée au fondement même du couple selon le Coran : « doux amour et bienveillance », S30.V21.[20] Peu importe donc qu’il s’agisse d’un mariage intra- religieux ou interreligieux, le choix de l’union doit reposer sur ces trois critères : amour/mawadda, bienveillance/raḥma, S30.V21, et décence/taḥṣîn, S5.V5. Là encore, il tombe sous le sens que ce rapport est symétrique.
Enfin, notre verset se conclut sur la sentence suivante : « et quiconque dénie la Foi,[21] nul est son acte, et il sera dans l’Autre-monde au nombre des perdants ». Ceci signifie qu’ au-delà des interdictions et des permissions, la chose la plus essentielle est la préservation de la foi de chacun. Nous voyons là comme une limite indiquée quant aux mariages tant intra-religieux qu’interreligieux.
Conclusion
L’Analyse littérale des trois versets impliqués dans ce que l’on convient d’appeler le mariage interreligieux aura mis en évidence les faits suivants :
1- Le Coran interdit le mariage d’un musulman ou d’une musulmane avec les polythéistes. La raison de cette interdiction n’est pas d’ordre religieux, mais dogmatique : S2.V221 et S60.V10.
2- Le Coran précise qu’il est possible pour les musulmans et les musulmanes d’épouser des “Gens du Livre”, c’est-à-dire tout monothéiste. Là encore, la raison est dogmatique et non pas religieuse : S5.V5.
3- En dehors du mariage avec les polythéistes, tous les autres types de mariages sont donc possibles.
4- Rien n’interdit dans le Coran de contracter un mariage avec des non-musulman(e)s qu’ils/elles aient une religion monothéiste ou pas.
La question du mariage interreligieux aura à nouveau souligné l’écart entre position de l’Islam et propos du Coran.[22] De manière symptomatique, l’Islam fait effectivement appel pour soutenir son point de vue à ces mêmes versets référents coraniques, S2.V221, S60.V10, S5.V5, mais en les interprétant au service de son préjugé propre et au mépris de la lettre. Il ne fait aucun doute que la logique du Droit islamique mise ici en œuvre est sous-tendue par une vision patriarcale du monde et non dénuée de misogynie. Si l’homme musulman est capable de défendre sa religion face à une épouse non-musulmane, la femme musulmane serait par essence un être faible et influençable ayant donc besoin d’être protégée, en quelque sorte une mineure en religion et en droit. Au fond, admettre la dysmétrie de traitement défendue ici par l’Islam revient à reconnaître qu’il est préférable pour une musulmane d’épouser un mauvais musulman qu’un bon chrétien par exemple !
Tout comme le Coran interdit de manière symétrique le mariage des musulmans et musulmanes avec les polythéistes, il l’autorise aux deux avec des personnes dites appartenir aux Gens du Livre ou même tout individu dès lors qu’il ne professe pas une croyance polythéiste. À cette occasion il est rappelé que le seul critère quant aux choix personnels en matière de mariage n’est pas juridique ou religieux, mais repose sur une mise en commun de la décence dans le comportement. Il s’agit de la base du respect en toute union, union dont le Coran dit qu’elle doit être fondée sur l’amour et la bienveillance. Nous le répétons, trois critères non-religieux assurent donc la réussite du couple : amour/mawadda, bienveillance/raḥma et décence/taḥṣîn.[23]
Dr al Ajamî
[1] Voir : https://oumma.com/mariage-mixte-que-dit-vraiment-le-coran-12/ et https://oumma.com/mariage-mixte-que-dit-vraiment-le-coran-22/
[2] Ce n’est pas là un délire de moderniste anti-traditionnel, il suffit de rappeler le fameux hadîth rapporté par al Bukhârî qui fait affirmer au Prophète que « … la femme est inférieure en raison et en religion… »
[3] S2.V221 :
وَلَا تَنْكِحُوا الْمُشْرِكَاتِ حَتَّى يُؤْمِنَّ وَلَأَمَةٌ مُؤْمِنَةٌ خَيْرٌ مِنْ مُشْرِكَةٍ وَلَوْ أَعْجَبَتْكُمْ وَلَا تُنْكِحُوا الْمُشْرِكِينَ حَتَّى يُؤْمِنُوا وَلَعَبْدٌ مُؤْمِنٌ خَيْرٌ مِنْ مُشْرِكٍ وَلَوْ أَعْجَبَكُمْ أُولَئِكَ يَدْعُونَ إِلَى النَّارِ وَاللَّهُ يَدْعُو إِلَى الْجَنَّةِ وَالْمَغْفِرَةِ بِإِذْنِهِ وَيُبَيِّنُ آَيَاتِهِ لِلنَّاسِ لَعَلَّهُمْ يَتَذَكَّرُونَ
[4] Selon la chronologie traditionnelle, nous avons : S2.V221 : 87ème ; S10.V60 : 91ème ; S5.V5 : 112ème.
[5] Ce procédé est quasi constant dans le Coran qui, en son économie de discours, spécifie ce qu’il interdit, c’est-à-dire peu, afin de laisser ouvert à contrario le champ de tous les possibles restant. L’on comprend que ce procédé est le seul qui soit logique, car dans le cas contraire, il aurait fallu que le Coran dresse à l’avance la liste de tout ce qui est permis jusqu’à la fin des temps ! Ce point est à retenir, car nous allons le retrouver à l’œuvre de manière décisive dans la compréhension de S5.V5.
[6] Par « dotations nuptiales » nous traduisons le terme ujûr, pluriel de ajr. Le traduire par dot n’est pas correct, puisque la dot désigne en français ce que jusqu’au XIXe siècle la famille de la fiancée devait donner au futur époux. Par contre, la locution « dotations nuptiales », anciennement donatio ante nuptias, est l’exact équivalent de ce don tel que le Coran l’a redéfini. Signalons que la traduction standard que nous avons citée s’applique en lieu et place du terme coranique ujûr à employer selon l’usage juridique islamique le terme « mahr », non sans intention. En effet, la racine mahara évoque l’idée d’une habile transaction et le mahr désigne donc soit le don que l’on remettait au père de la future, alors véritable valeur d’achat, soit à son représentant légal ou tuteur, pratique n’ayant pas d’existence coranique, mais que le Droit comme l’Exégèse s’évertuent à introduire entre les lignes.
[7] S60.V10 :
يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا إِذَا جَاءَكُمُ الْمُؤْمِنَاتُ مُهَاجِرَاتٍ فَامْتَحِنُوهُنَّ اللَّهُ أَعْلَمُ بِإِيمَانِهِنَّ فَإِنْ عَلِمْتُمُوهُنَّ مُؤْمِنَاتٍ فَلَا تَرْجِعُوهُنَّ إِلَى الْكُفَّارِ لَا هُنَّ حِلٌّ لَهُمْ وَلَا هُمْ يَحِلُّونَ لَهُنَّ وَآَتُوهُمْ مَا أَنْفَقُوا وَلَا جُنَاحَ عَلَيْكُمْ أَنْ تَنْكِحُوهُنَّ إِذَا آَتَيْتُمُوهُنَّ أُجُورَهُنَّ وَلَا تُمْسِكُوا بِعِصَمِ الْكَوَافِرِ وَاسْأَلُوا مَا أَنْفَقْتُمْ وَلْيَسْأَلُوا مَا أَنْفَقُوا ذَلِكُمْ حُكْمُ اللَّهِ يَحْكُمُ بَيْنَكُمْ وَاللَّهُ عَلِيمٌ حَكِيمٌ
[8] Sur la non-validité et la non-utilité pour l’analyse littérale des asbâb an–nuzûl ou circonstances de révélation, voir : Circonstances de révélation ou révélations de circonstance ?
[9] « incroyants », traduction d’usage, mais parfaitement incorrecte du terme kâfir aussi rendu par mécréant, infidèle. Voir note 9 infra.
[10] La conversion d’un petit nombre de Mecquois à la prédication muhammadienne fit que bien des familles étaient en situation mixte. Ceci explique qu’une femme même polythéiste ait pu préférer suivre une partie de sa famille à Médine compte tenu du manque absolu d’autonomie des femmes à cette époque.
[11] Pour le Coran le kâfir est celui qui dénie la Foi ontologique ou innée, c’est-à-dire la connaissance en nous-mêmes de l’existence seigneuriale. Le kâfir est donc très précisément un dénégateur, néologisme théologique coranique. Sur l’essentielle signification théologique du concept de kufr/déni de la Foi, voir : Foi et non-foi, îmân et kufr selon le Coran et en Islam.
[12] « à ce jour/al–yawm », cette locution ne signifie pas que ces dispositions sont dictées au moment de la révélation de ce verset, mais, au contraire, qu’elles l’ont été antérieurement, ce verset étant chronologiquement le dernier rappel en la matière, qu’il s’agisse des tabous alimentaires ou des possibilités de mariage interreligieux.
[13] En ce verset, le féminin pluriel muḥṣanât a été diversement compris, pour l’explication de notre traduction par femmes de condition libre et de bonnes moeurs, voir : S4.V24-25.
[14] Nous traduisons ici la variante muḥṣanîn, plus cohérente que la variante muḥṣinîn retenue par la recension Ḥafṣ que de base nous suivons, car ce terme est ainsi l’équivalent masculin de muḥṣanât, la symétrie et l’équité de considération sont donc là aussi maintenues. Sur la problématique des qirâ’ât et de l’analyse littérale, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.
[15] S5.V5 :
الْيَوْمَ أُحِلَّ لَكُمُ الطَّيِّبَاتُ وَطَعَامُ الَّذِينَ أُوتُوا الْكِتَابَ حِلٌّ لَكُمْ وَطَعَامُكُمْ حِلٌّ لَهُمْ وَالْمُحْصَنَاتُ مِنَ الْمُؤْمِنَاتِ وَالْمُحْصَنَاتُ مِنَ الَّذِينَ أُوتُوا الْكِتَابَ مِنْ قَبْلِكُمْ إِذَا آَتَيْتُمُوهُنَّ أُجُورَهُنَّ مُحْصِنِينَ غَيْرَ مُسَافِحِينَ وَلَا مُتَّخِذِي أَخْدَانٍ وَمَنْ يَكْفُرْ بِالْإِيمَانِ فَقَدْ حَبِطَ عَمَلُهُ وَهُوَ فِي الْآَخِرَةِ مِنَ الْخَاسِرِينَ
[16] Cf. note 3.
[17] Sur les concepts de sacralisation et tabouïsation, voir : 1– Le haram : le sacré selon le Coran ; 2 – Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.
[18] Voir : 6– Le halal : l’abattage rituel selon le Coran et en Islam.
[19] La locution « Gens du Livre » a plusieurs significations dans le Coran en fonction des contextes, mais s’agissant du mariage nous avons clairement mis en évidence que l’argument de l’interdiction est la séparation nécessaire entre monothéisme et polythéisme. En ce cas, par Gens du Livre il faut entendre l’ensemble des personnes qui suivent une religion dont le fondement est le monothéisme, quelles que soient les différences et les divergences qui s’y greffent, cela inclut donc juifs, chrétiens, sabéens, mandéens, zoroastriens, théistes, etc.
[20] Voir : Le couple et le mariage selon le Coran et en Islam.
[21] Le déni de Foi dans le Coran concerne la Foi primordiale ou innée, d’où la majuscule. Reconnaître cette Foi est faire acte de foi personnelle. Sur ce point, voir : Foi et non-foi, îmân et kufr.
[22] Sur ce point essentiel soulignant la différence entre le paradigme Coran et le paradigme Islam, voir : Le Coran et l’Islam.
[23] Voir : Le couple et le mariage selon le Coran et en Islam.