Ce que l’on nomme de manière aussi affirmative qu’imprécise “le haram” est sous cette forme le critère étalon du concept islamique dit de l’illicite/ḥarâm et du licite/ḥalâl. Or, dans les trois premiers articles consacrés à ce sujet, nous avons démontré par l’Analyse littérale des nombreux versets mis en jeu que “le haram” tel que le concevait l’Islam était une conception juridico-religieuse sans réel rapport avec le propos coranique en la matière, voir : 1– Le haram : le sacré selon le Coran ; 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam ; 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran. En réalité, la problématique coranique est plus subtile et précise que ne l’est la réductrice démarche juridique du “haram” selon l’Islam. Aussi, notre recherche a-t-elle permis d’établir que le Coran développait la question selon trois axes distincts, sujet complexe dont nous présentons ci-dessous la synthèse pratique.
1 – Les sept choses sacrées selon le Coran : al–ḥurumât
L’Analyse lexicale a mis en évidence une confusion terminologique quant au terme-clef ḥarâm. En effet, ḥarâm dans le Coran n’a qu’une seule signification : sacré. Autrement formulé, selon le Coran une chose ḥarâm est une chose dite sacrée. Par contre, selon l’emploi conceptuel que l’Islam a développé, le terme ḥarâm désigne l’interdit au sens d’illicite. Or, quoique l’on en ait dit pour justifier ce hiatus, il n’y a rien de commun entre le sacré et l’illicite. Du reste, l’antonyme de sacré est profane et celui d’illicite est licite. Par ce déplacement de sens du sacré vers le juridique, l’Islam a créé l’illusion d’une légitimation coranique de ce qui n’est en réalité qu’un concept propre à l’Islam : le haram en tant que catégorie d’interdits dits illicites. De fait, du point de vue terminologique le Coran ne qualifie pas ce qu’il déclare sacré de ḥarâm mais de ḥurumât, cf. S2.V194.
De fait, l’Analyse littérale a montré que selon le Coran sont déclarées 7 choses sacrées : al–ḥurumât. Trois le sont par le qualificatif ḥarâm/sacré : 1- le Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm ; 2- les mois sacrés/shahr al–ḥarâm ; 3- Un lieu sacré/mash‘ar al–ḥarâm. Les quatre autres sont indiquées par l’emploi coranique de la forme verbale ḥarrama avec le sens de rendre sacré, sacraliser, ceci concerne : 4- le périmètre sacré de la Kaaba ; 5- l’interdiction de la chasse en état de sacralisation ; 6- le respect des pactes et des traités ; 7- la vie.
À l’évidence, rien de juridique en la notion de sacré et, conformément à la notion même du sacré, le Coran qualifie donc seulement de transgression tout irrespect de cette sacralité, et toute transgression du sacré doit être compensée, cf. S2.V194.
2– Les cinq tabous coraniques : al–muḥarramât
Étant donné que le terme ḥarâm ne désigne dans le Coran que ce qui est sacré, celui-ci recourt donc au verbe ḥarrama pour distinguer d’autres catégories. Nous avons ainsi pu constater que le Coran emploie ce verbe selon trois lignes de sens distinctes : l– sacraliser ; 2- rendre tabou, tabouiser ; 3- interdire moralement. Or, l’Islam a occulté la précision de ce champ lexical coranique en conférant au verbe ḥarrama une signification qu’il n’a pas coraniquement : interdire au sens de rendre illicite. Ceci étant rappelé, la première ligne de sens de ḥarrama : rendre sacré a été évoquée précédemment, nous résumerons donc ici l’emploi coranique de ḥarrama au sens de rendre tabou, tabouiser. Ainsi, le Coran déclare-t-il 5 tabous ou muḥarramât. Le premier de ces tabous est l’inceste, les quatre autres visent des aliments carnés : 1- les bêtes trouvées mortes ; 2- le sang extravasé ; 3- le porc ; 4- les animaux consacrés à un autre que Dieu.
Du fait qu’en matière d’édictions coraniques l’Islam a réduit les nuances catégorielles mises en œuvre par le Coran au seul concept islamique d’interdits/haram coraniques, la notion de tabou selon le Coran a été occultée. Signalons que le Coran n’utilise pas de terme sépcifique pour désigner la catégorie des tabous,[1] mais comme il recourt au verbe ḥarrama, nous pouvons les dénommer par le participe passé de cette forme verbale : al–muḥarramât. Quoi qu’il en soit, à nouveau rien de juridique dans la notion de tabous selon le Coran. Par ailleurs, conformément à la définition générale des tabous, le Coran ne fournit aucune explication justifiant la raison de cette tabouisation. La fonction de ces tabous est donc d’éprouver la foi de celui qui les respecte, y manquer est une transgression. Pour autant, exception faite de l’inceste, ces tabous coraniques ne revêtent pas un caractère absolu puisque le Coran en tolère la consommation en cas de besoins. En ce cas, aucune compensation n’est logiquement demandée.
3– Les sept interdits moraux selon le Coran : at–taḥrîmât
Cette catégorie correspond à la troisième ligne de sens du verbe ḥarrama dans le Coran : interdire moralement, sens qui se déduit pour partie du fait que dans les versets incriminés ce verbe ne peut signifier rendre sacré ou tabouiser. L’Analyse littérale des versets-clefs a ainsi montré que par cet emploi de ḥarrama le Coran indique expressément cinq de ces interdits éthiques : 1- qatl an–nafs : attenter à la vie humaine ; 2- az–zinâ : commettre l’adultère ; 3- ar–ribâ : le prêt à doublements ; 4- al–khamr ; consommer des boissons enivrantes ; 5- al–maysir croire en la divination.[2]
Par ailleurs, le Coran détermine aussi par le recours au verbe ḥarrama trois catégories générales : 1- al–fawâḥish : les turpitudes manifestées ou dissimulées ; 2- al–baghî : outrepasser sans droit aucun. 3- al–ithm : le crime. Si l’on exclut le troisième point qui correspond au fait d’attenter à la vie humaine/qatl an–nafs précédemment listé, le Coran déterminerait au final 7 interdits ou commandements moraux : at–taḥrîmât. Cette classification suppose que lesdits interdits, cités ou potentiels, sont de nature morale et non pas juridique. Cependant, la détermination de ces sept commandements n’est pas en soi limitative puisque les trois catégories générales recouvrent à priori l’ensemble de tous les interdits moraux possibles. Enfin, nous avons mis au jour que ces interdits moraux, à la différence des tabous et des choses sacrées, sont systématiquement justifiés, et ce, au nom d’une morale universelle et/ou des méfaits qu’ils constituent.
Tableau récapitulatif
al–ḥurumât les sept choses sacrées terme al–ḥarâm
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al–muḥarramât les cinq tabous verbe ḥarrama
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at–taḥrîmât les sept interdits moraux verbe ḥarrama
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1- Le Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm | S2.V191 | 1- L’inceste | S4.V23 | 1- Les turpitudes
al–fawâḥish |
S6.V151
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2- Le périmètre sacré de la Kaaba | S27.V91 | 2- La bête trouvée morte : al–mayta | S5.V3 | 2- L’adultère
az–zinâ |
S24.V3 |
3- Le lieu sacré/mash‘ar al–ḥarâm | S2.V198 | 3- Le sang :
ad–dam |
S2.V173 | 3- Outrepasser sans droit
al–baghî |
S7.V33 |
4- Les mois sacrés/shahr al–ḥarâm | S5.V97 | 4- Le porc :
laḥm al–khinzîr |
S6.V145 | 4- Les boissons enivrantes
al–khamr |
S5.V90 |
5- L’interdiction de la chasse en état de sacralisation | S5.V96 | 5- Les sacrifices polythéistes | S5.V3 | 5- la divination
al–maysir |
S5.V90 |
6- Le respect des pactes et des traités | S9.V29 | 6- L’usure/ar–ribâ | S2.V275 | ||
7- La vie humaine | S6.V151 | 7 – Le crime
al–ithm |
S6.V151
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Conclusion
Au total, le Coran indique au croyant qu’il doit respecter la sacralité de sept choses que le Coran qualifie de ḥarâm/sacré. Il doit aussi, et surtout, s’abstenir de douze autres choses. Celles-ci sont réparties en cinq tabous et sept interdits moraux et leur interdiction est uniquement indiquée par l’emploi du verbe ḥarrama.
Cette classification coranique diffère donc de celle proposée selon le système dit du haram, classification juridique développée de manière autonome par l’Islam. Elle est aussi plus restreinte puisque l’Islam à partir de son concept de haram s’est arrogé le droit d’étendre la liste des “harams” selon sa propre logique juridique. Or, nous avons montré que selon le Coran seul Dieu peut dicter tabous et commandements moraux, prérogative on ne peut plus logique et qui, en soi, invalide le système de haram érigé par l’Islam.
Pour autant, il ne s’agit pas de dire qu’en dehors de ces douze tabous et interdits moraux expressément mentionnés par le Coran tout serait permis. D’une part, un tel raisonnement n’a de sens que selon le principe haram/halal uniquement propre à l’Islam et, d’autre part, très nombreux sont les versets qui exposent un discours éthique concernant le rejet de certains comportements et incitant sur la valeur d’autres. Ce corpus intracoranique ne se différencie en réalité du précédent que du fait qu’il ne recourt pas au verbe ḥarrama, forme verbale qui signe dans le Coran ce qui relève des interdits ou commandements moraux. Aussi, du point de vue dialectique, ces préconisations, admonestations, exhortations, recommandations relèvent-elles de l’éthique. En effet, l’éthique recommande et traite de ce qui est bon ou mauvais alors que la morale ordonne et définit le bien du mal. C’est donc de manière très rigoureuse que le Coran établit le distinguo entre morale et éthique et rappelle aux croyants ce qu’il convient donc par ailleurs que nous nommions les recommandations éthiques coraniques.
Parmi ces très nombreuses recommandations éthiques, citons la condamnation : de l’injustice, du mensonge, de la trahison, du faux témoignage, du gaspillage, de l’avarice, de l’âpreté au gain, de la thésaurisation, du vol, de la convoitise, de l’orgueil, de l’indécence, de la médisance, de la calomnie, de la haine, de la colère, de l’homosexualité, de la débauche, du vice, de la perversité, etc.
Parallèlement, le Coran développe de manière constante l’appel à la justice, la morale, la probité, la rigueur, la constance, la bienfaisance, l’assistance aux proches, la charité, la piété filiale, la générosité, la droiture, la fidélité, la chasteté, la décence, la tolérance, la tempérance, la modestie, l’humilité, le respect, le pardon, la compassion, la miséricorde, l’amour d’autrui, l’hospitalité, l’entraide, la patience, la persévérance, la modération, la sobriété, etc.
Enfin, parmi les recommandations éthiques coraniques, il convient de rappeler l’insistance toute particulière du Coran quant à sept comportements dont il est dit que Dieu aime ceux qui s’attachent à les mettre en œuvre[3] :
– « …Dieu aime les bienfaisants/al–muḥsinîn », S2.V195 ; S3.V134 ; S5.V13 ; S5.V93.
– « …Dieu aime ceux qui sont équitables/al–muqsiṭîn », S5.V42 ; S49.V9 ; S60.V8.
– « …Dieu aime les craigants-Dieu/al–muttaqîn », S3.V76 ; S9.V4 ; S9.V7.
– « …Dieu aime ceux qui se purifient/al–mutaṭahhirîn », S2.V222 ; S9.V108.
– « …Dieu aime ceux qui sont persévérants/as–ṣâbirîn », S3.V146.
– « …Dieu aime ceux qui se repentent/at–tawwâbîn », S2.V222.
– « …Dieu aime ceux qui Lui font confiance/al–mutawakkilîn », S3.V159.
On le voit, le champ éthique coranique est aussi vaste qu’exigeant, il traduit explicitement le principe essentiel inlassablement remémoré dans le Coran : croire et agir en bien « Ô croyants ! Inclinez-vous, prosternez-vous, adorez votre Seigneur et faites le bien ; puissiez-vous connaître la félicité ! »[4]
Dr al Ajamî
[1] Chez les Arabes le terme tabou se disait ḥijr, S6.V138. Cependant, du fait que le Coran rejette l’ensemble des tabous des Arabes, parce que non édictés par Dieu, il recourt seulement au verbe ḥarrama/tabouiser. Tout se passe donc comme si cet emploi uniquement verbal était destiné à souligner que les vrais tabous dépendent totalement de l’agir décisionnel de Dieu. Sur ce point, se reporter à : 2 – Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam, S6.V145.
[2] Pour le sens littéral du terme ribâ, voir : La ribâ, le prêt à intérêt et l’usure et selon le Coran et en Islam ? et pour le sens littéral de maysir, voir : L’interdiction du vin/khamr et des boissons enivrantes selon le Coran et en Islam.
[3] Cf. : L’Amour de Dieu selon le Coran et en Islam ; l’Amour universel.
[4] S22.V77 : « يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا ارْكَعُوا وَاسْجُدُوا وَاعْبُدُوا رَبَّكُمْ وَافْعَلُوا الْخَيْرَ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ »