L’ensemble de notre recherche porte sur la détermination du Sens littéral des versets coraniques. Le sens littéral est non-herméneutique, ce qui suppose au préalable une démonstration herméneutique critique, cf. Herméneutique et Vérité et Sens et Interprétation. Par ailleurs, du fait de sa nature non-interprétative, nous avons montré que le sens littéral ne pouvait être déterminé qu’à partir de la mise en œuvre d’une méthodologie spécifique dite Analyse littérale du Coran.
Cependant, la détermination du sens littéral du Coran selon cette méthodologie nécessite conjointement cinq postulats. Trois sont d’ordre sémantique et s’applique à tous types de texte, le Coran doit donc être : 1– explicite ; 2– univoque ; 3– cohérent. Deux autres critères sont spécifiques et répondent à la fonction particulière que le Coran s’attribue lui-même puisque le Coran se dit : 4– intemporel ; 5– universel. Point essentiel, le choix de ces cinq postulats est fondé sur le fait qu’un texte est nécessairement interprétable dès lors qu’il présente un ou plusieurs des critères inverses suivants : être 1– implicite ; 2– plurivoque ; 3– incohérent ; et, concernant en particulier le Coran, si on peut le 4– circonstancier et/ou le 5–culturaliser.[1]
Signalons dès à présent, et nous allons le montrer, que l’ensemble des exégèses qui nous sont proposées s’appuie sur ces critères inverses, elles ne sont donc que des interprétations. Toutes les théories exégétiques reposent sur le fait que le Coran aurait des significations multiples. Autrement dit : le Coran serait interprétable à l’infini, et ce serait même là un signe de sa grandeur. Sur l’infondé de ce principe, cf. notre étude critique de la mésinterprétation des versets-clefs S3.V7 et S18.V109.[2]
Ceci étant précisé, nous allons constater que le Coran se définit effectivement lui-même comme un texte remplissant les conditions spécifiques rendant possible la détermination de son sens littéral. Nous nommons donc ces critères les cinq postulats coraniques du sens littéral, lesquels sont : 1– explicité ; 2– univocité ; 3– cohérence ; 4– intemporalité ; 5– universalité. D’ores et déjà, notons que cette observation suppose son contraire : le Coran ne se définit pas comme un texte que l’on doive interpréter.
1– Le postulat d’explicité coranique
Il est répété en de nombreux versets que le Coran est mubîn, c’est-à-dire explicite et clair. Le terme mubîn est le participe passé de la forme IV abâna signifiant exposer en termes clairs, manifester, il a donc pour signification : qui explique clairement, qui établit la distinction entre deux choses, qui est manifeste, d’où : explicite, clair. Exemple : « alif ; lâm ; râ’.Voici les versets du Livre explicite/mubîn. »[3]
Si le Coran se veut explicite/mubîn, il n’y a donc pas à penser qu’il puisse être implicite ou ambigu. C’est pourtant en affirmant à priori que tel verset est ambigu ou peu clair que les interprétateurs ouvrent la porte à leurs spéculations interprétatives prétendument censées désambiguïser le texte. Ce procédé est une démarche constante de la part des interprétateurs classiques comme modernes. Sur ce point voir notre critique en Interprétation infinie du Coran.
2– Le postulat d’univocité coranique
La notion de sens littéral suppose qu’un texte soit univoque. Cette caractéristique textuelle essentielle est d’emblée revendiquée par le Coran : « Ceci est l’Écrit, il ne contient aucun doute/rayb…»[4] De même : « Louange à Dieu qui a révélé à Son serviteur le Livre sans y instituer de tortuosité/‘iwaj. »[5]
La lecture croisée de ces deux versets montre clairement que le terme rayb/doute, incertitude, est commenté par le terme ‘iwaj/manière tortueuse d’agir ou de parler, ce qui rend parfaitement la notion sémantique d’ambiguïté. La négation de ce caractère : lâ rayb, exprime donc l’aspect univoque du Coran. Du reste, en quoi Dieu aurait-Il mis en Son propos de l’ambiguïté, des sous-entendus, de la plurivocité, ouvrant ainsi la voie à la spéculation de la raison humaine et donc à l’éloignement du message qu’Il a voulu délivrer par le Coran ? Ce qui est univoque n’a pas en soi à être interprété, un texte ainsi conçu exprime clairement ce qu’il signifie, il est explicite. Aussi, si une interprétation est toujours possible, elle n’en sera donc pas pour autant légitime. Au contraire, elle s’opposera au Coran puisque ce dernier se définit comme univoque et explicite. Interpréter le Coran est donc aller contre le sens littéral que ce dernier veut rendre accessible par son explicité et univocité textuelle.
3– Le postulat de cohérence coranique
Le verset de référence est célèbre : « N’examineraient-ils pas attentivement le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient, certes, de nombreuses contradictions ! »[6]
Cette revendication coranique à la cohérence justifie l’intratextualité de notre Analyse Littérale du Coran.[7] Ceci explique aussi que nous considérions le Coran en tant que corpus clos, c’est-à-dire s’expliquant par lui-même. Sur la notion de corpus clos, voir aussi l’article intitulé Quel Coran ? Conséquemment, la détermination du sens littéral d’un verset passe par l’étude de la cohérence intra-coranique. Celle-ci est réalisée lors de la troisième étape de notre processus d’analyse, voir : Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran, chapitre 3– Analyse contextuelle ; § 3.1 – Intratextualité ; alinéa 3.1.a – Contexte métatextuel ; Cohérence.
Par ailleurs, nous indiquerons que c’est la cohérence coranique qui est paradoxalement à l’origine de l’invention du concept d’abrogation. Non pas que le texte coranique se contredise, mais bien parce que les exégètes ont produit des interprétations qui ont entraîné des contradictions à l’intérieur du texte coranique du fait même de la grande cohérence du Coran. En effet, il peut advenir que l’interprétation d’un verset se heurte au sens de tel autre verset sans que l’on parvienne à rendre compatible ce dernier avec l’interprétation du premier. Il a donc été imaginé que ce “verset contradicteur” devait être abrogé afin de rétablir artificiellement la cohérence coranique que l’interprétation avait dûment perturbée. Le verset abrogé n’est donc pas réellement en contradiction avec d’autres versets du Coran, mais bel et bien avec les interprétations défendues par les exégètes. Sur cette question sensible, voir à « Cohérence » référence ci-dessus, et notre rejet critique de l’abrogation en : L’abrogation selon le Coran et en Islam. Signalons qu’en cela les exégètes musulmans n’avaient pas innové, ils ne firent que suivre leurs prédécesseurs, eux aussi interprétateurs de leur Livre.[8] En synthèse, interpréter un texte lui fait courir le risque de l’incohérence. À contrario, nous avançons que selon le postulat de cohérence coranique le sens littéral ne peut générer de contradictions entre versets.
4– Le postulat d’intemporalité coranique
Au fond, l’entièreté du Coran témoigne de son intemporalité. Du reste, comment pourrait-il en être autrement du Message de Dieu à l’humanité, c’est-à-dire du propos de l’entité divine intemporelle adressé à l’entité humaine qui, elle, est exclusivement inscrite dans la flèche du temps. Comme argument coranique direct, nous pouvons citer le verset suivant : « Béni soit Celui qui a révélé à Son serviteur le Discernement/al–furqân afin qu’il soit pour tous les temps/al–‘âlamîn avertissement. »[9]
En ce verset, le terme al–furqân/le Discernement, ou le Critère permettant de distinguer le vrai du faux, désigne le Coran puisqu’il est dit révélé au serviteur de Dieu, ici Muhammad sans conteste. À son tour, le Coran est qualifié d’avertissement. En tant que Discernement et Avertissement, le Coran résulte d’un phénomène de Révélation [Celui qui a révélé], elle-même manifestation immanente du Dieu transcendantal. Il est donc cohérent que lorsque le Messager transcrit la Révélation en paroles d’hommes il rende compte d’une communication inscrite dans l’atemporalité divine, indirectement la “Parole de Dieu”. En ce cas, la locution al–‘âlamîn ne peut désigner l’univers, les Mondes, comme souvent en d’autres versets coraniques, mais est à rapprocher de l’hébréo-syriaque ‘olâmîm dont le sens est tous les temps, ‘ulamîm signifiant toujours et à jamais.[10] Cela implique que le sens littéral corresponde à un message faisant sens quel que soit le temps en lequel le lecteur le reçoit. Le sens littéral est la traduction du message intemporel, ceci même lorsque le propos du Coran semble circonstancié, c’est-à-dire en lien avec des évènements. De fait, l’historisation du texte, cheval de Troie de l’islamologie, n’est pratiquée qu’en tant que levier d’interprétations prétendument sociohistoriques.[11] Sur notre critique de l’historisation du Coran voir : L’analyse contextuelle. Pourtant, à lire le Coran, l’on constate sans peine qu’il ne fait que de vagues allusions aux évènements. Le Coran n’est pas un livre d’histoire, ce n’est pas l’Ancien Testament, le Coran n’est pas une biographie du Prophète, ce n’est pas le Nouveau Testament. Le procédé du Coran est de toute évidence destiné à fournir sa propre philosophie quant à tel ou tel évènement, les enseignements qu’il en tire et que nous devons comprendre. Le rapport au temps du Coran relève donc d’une démarche de déshistorisation, procédé logiquement issu de sa dimension intemporelle. Au final, le message du Coran est doublement indépendant du temps : indépendant des événements historiques auxquels il fait allusion et indépendant des époques postérieures où il sera lu et avec lesquelles il est compatible et non pas concordant.
5- Le postulat d’universalité coranique
Qui dit intemporalité suppose obligatoirement universalité, et inversement. En effet, une révélation à valeur intemporelle ne peut qu’être adressée à tous les hommes, car si l’Humanité est intrinsèquement une, elle se décompose en une palette infinie s’irisant en des lieux et temps variables. Les arguments coraniques de son intemporalité sont bien connus : « Nous ne t’avons [Muhammad] envoyé à l’humanité entière/kâffatan li-n–nâs qu’en tant qu’annonciateur et avertisseur… »[12]
Même s’il est possible de supposer une ambiguïté en ce verset,[13] il suffit d’observer qu’un autre verset est de structure équivalente : « Nous ne t’avons envoyé qu’en tant que miséricorde pour tous les mondes/al–‘âlamîn. »[14] Puisque le Coran se définit en tant que message universel, ceci implique que le sens délivré soit accessible à toutes les cultures et que, par conséquent, il ne véhicule pas de notions ethnoculturelles. Le sens littéral du Coran est donc de principe conforme à cette universalité coranique revendiquée. Nous constatons à nouveau que toute lecture historisante est un système d’interprétations en contradiction avec l’objectif avoué du Coran : l’on ne peut universaliser la bédouinité ni bédouiniser l’universel. Sous cet angle, le sens littéral exprime le lien coranique intrinsèque entre universalité et intemporalité. Méthodologiquement, l’universalité coranique réduit l’intertextualité puisque les références scripturaires intertextuelles sont spécifiques à des cultures particulières, voir : Intertextualité, critique des sources exégétiques.
Conclusion
Le Coran se définit lui-même en tant que système sémantique, oral et/ou écrit, explicite, univoque, cohérent, intemporel, universel. Ces cinq caractéristiques permettent la détermination du Sens littéral. De même, elles permettent de n’avoir recours qu’au seul Coran pour établir ledit sens littéral, notion de corpus clos et d’intratextualité coranique. De ce fait, rechercher le sens littéral correspond à l’explication du Coran par lui-même : tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân. La mise en évidence de ces cinq critères coraniques du sens littéral sert de fil conducteur fondamental à notre méthodologie d’Analyse littérale du Coran.
À l’opposé, toute interprétation suppose que le texte coranique puisse être implicite ou plurivoque ou incohérent ou circonstancié ou culturalisé. À ce sujet, nous renvoyons à notre critique de l’exégèse classique ou moderne qui pour prouver ces 5 postulats non-coraniques a mésinterprété certains versets-clefs pour justifier des concepts de Plurivocité du Coran : S3.V7 ; d’Interprétativité du Coran : S18.V109 ; d’Abrogation du Coran : S2.V206.[15] De plus, afin de résoudre l’ambiguïté ainsi générée, l’interprétation du Coran fait appel à des sources extra-coraniques, qu’il s’agisse de hadîths, de circonstances de révélation, de la Sîra ou de principes exégético-juridiques. Cet ensemble interprétatif constitue le corpus exégétique qui avec le temps s’est substitué au sens premier du Coran. Le Coran ne se comprend donc plus par lui-même, mais par l’Islam en tant que système interprétatif du Coran. Notre méthodologie d’Analyse Littérale du Coran est en premier chef conçue pour briser ce cercle herméneutique et ouvrir l’accès à une compréhension directe du Coran. Le sens littéral est donc non-herméneutique et non-interprétatif, il est la compréhension du Coran antérieurement à l’Islam.
Dr al Ajamî
[1] Précisons que ces concepts ont été aimablement plagiés par certains intellectuels musulmans sur la base de mes anciens articles méthodologiques, mais sans qu’ils puissent pour autant en faire la démonstration adéquate. À ce titre, il est donc nécessaire que nous présentions le détail de ladite démonstration.
[2] Sur ce point, voir : L’interprétation du Coran selon le Coran et en Islam et Interprétation infinie du Coran.
[3] S12.V1 : « الر تِلْكَ آَيَاتُ الْكِتَابِ الْمُبِينِ »
[4] S2.V2 : «…ذَلِكَ الْكِتَابُ لَا رَيْبَ فِيهِ »
[5] S18.V1 : « الْحَمْدُ لِلَّهِ الَّذِي أَنْزَلَ عَلَى عَبْدِهِ الْكِتَابَ وَلَمْ يَجْعَلْ لَهُ عِوَجًا »
[6] S4.V82 : « أَفَلَا يَتَدَبَّرُونَ الْقُرْآَنَ وَلَوْ كَانَ مِنْ عِنْدِ غَيْرِ اللَّهِ لَوَجَدُوا فِيهِ اخْتِلَافًا كَثِيرًا »
[7] Voir : Sens littéral et intratextualité.
[8] Bien avant l’Islam, les rabbins postulèrent l’abrogation dans le Talmud afin de déclarer abrogées les dispositions de la Thora s’opposant textuellement à leurs développements exégétiques et canoniques postérieurs, cf. Jewish encyclopedia : Abrogation of laws. De même, ce concept fut repris et maximalisé par le christianisme qui affirma que le Nouveau Testament abrogeait toutes les dispositions légales de l’Ancien Testament : « Ainsi a été abrogée la première ordonnance, à cause de son impuissance et de son inutilité – car la Loi n’a rien amené à la perfection –, mais elle a été l’introduction à une meilleure espérance, par laquelle nous avons accès auprès de Dieu. », Épître aux Hébreux 7 : 18-19.
[9] S25.V1 : « تَبَارَكَ الَّذِي نَزَّلَ الْفُرْقَانَ عَلَى عَبْدِهِ لِيَكُونَ لِلْعَالَمِينَ نَذِيرًا »
[10] L’on retrouve la locution rabb–al–‘âlamîn en S37.V79 avec le sens de l’expression hébraïque rabûn ha-‘olâmîm : le Seigneur des siècles ou le Seigneur de tous les temps.
[11] Nous disons « prétendument », car la société comme l’histoire du monde arabe au moment coranique ne nous sont essentiellement connues que par les écrits post-coraniques des auteurs musulmans qui, en cela, ont produit en réalité des interprétations islamiques de l’Histoire. L’interprétation historisante ou circonstanciée est ainsi enfermée dans le cercle herméneutique islamique. Ces approches du Coran ne sont donc que des interprétations d’interprétations dont les significations ne peuvent de principe qu’être très éloignées du message intemporel initial du Coran, de son sens littéral.
[12] S34.V28 : « وَمَا أَرْسَلْنَاكَ إِلَّا كَافَّةً لِلنَّاسِ بَشِيرًا وَنَذِيرًا وَلَكِنَّ أَكْثَرَ النَّاسِ لَا يَعْلَمُونَ »
[13] En effet, l’islamologie, en l’occurrence soucieuse de ne pas valider l’universalisme de l’Islam, a repris à son compte une vielle polémique ethnocentrique arabe en supposant que kâffatan serait ici complément de manière, le sens du verset serait alors : « Nous t’avons seulement envoyé totalement/kâffatan aux hommes ». Avec de l’imagination, nous devrions comprendre que cela indiquerait que le Prophète aurait accompli totalement la transmission du message adressé… aux Arabes. Il ne faut pas se tromper de combat, la vocation universelle du Coran est sans rapport avec la prétention universaliste de l’Islam.
[14] S21.V107 : « وَمَا أَرْسَلْنَاكَ إِلَّا رَحْمَةً لِلْعَالَمِينَ »
[15] Respectivement, voir les articles suivants : L’interprétation du Coran selon le Coran et en Islam ; L’interprétation infinie du Coran ; L’abrogation selon le Coran et en Islam.