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La Charia selon le Coran et en Islam

S45.V18

 

La sharî’a/الشَّرِيعَة, que nous écrirons comme d’usage Charia, est un des fondements de la pensée islamique classique, mais qui a été de nos jours réactivé par l’interprétation islamiste de l’Islam. Ce concept suppose que Dieu ait révélé dans le Coran une législation coranique représentant la Loi divine, un ensemble de lois auxquelles les hommes devraient ici-bas obéir. Or, les dangers potentiels de cette antique orientation sont certains et, lorsque les hommes légitiment leur soif de pouvoir au nom de Dieu, les portes de l’Enfer s’ouvrent à la Terre. De même, chaque individu qui applique la charia et veut qu’elle soit appliquée aux autres est alors comme investi de l’autorité de Dieu, l’on mesure là la toxicité comportementale et sociétale  de la réification et de l’essentialisation de la Charia. Cette curieuse rencontre entre le divin et l’humain, le céleste et le terrestre, n’est pas sans interpeller tant la foi que la raison.  Présentement, nous allons donc envisager la notion de Charia et renvoyons à deux autres articles pour les notions afférentes de Loi divine et Législation coranique.[1]

 

• Que dit l’Islam

Selon l’Islam, la Charia serait normative : un ensemble de règles disparates comprenant aussi bien du juridique, du cultuel, du social, du culturel ou de l’éthique, que ceci relève du privé ou du public. Dans les faits, la Charia est en réalité un concept aux définitions assez floues.[2] Toutefois, que ce corpus existe est une évidence, il a été élaboré au fil des siècles, et continue de l’être [néo-fatwa, hypertrophie du halal, etc.], le projet des ulémas ayant toujours été de régler et maîtriser tous les aspects de la vie des croyants. Ceci explique du reste que pouvoir et religion ont toujours été associés, car ils partagent la même volonté de contrôler, pour les premiers, les hommes, et, pour les seconds, les âmes. Ceci étant, sous l’influence salafo-wahhabite saoudienne contemporaine, le concept holistique de Charia tel que le définit au XIIIe siècle Ibn Taymiyya a été sacralisé au point de porter à croire qu’elle est Loi révélée et que tout pouvoir qui s’en revendique est légitimé par Dieu.

Eut égard à l’importance pour l’Islam de la notion de Charia, l’on ne peut qu’être interpellé par le fait qu’un seul verset coranique emploie ce terme. Si l’on se reporte à la traduction standard, ce verset se lit comme suit : « Puis, Nous t’avons mis sur la voie/sharî‘a de l’Ordre/amr [une religion claire et parfaite]. Suis-la donc et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas. », S45.V18. Or, cette traduction est un parfait exemple d’interprétation orientée. L’on note ainsi que sharî‘a est rendu par voie, mais qu’il est ajouté un commentaire orienté surinterprétatif entre crochets : « une religion claire et parfaite » et que de plus il est dit « la voie » alors que le texte arabe dit : « une voie ». De plus, une note relative à l’occurrence du mot Ordre/al-amr au v17, mis avec une majuscule, laisse à penser que ce même terme employé au v18 signifie « les lois imposées ayant traits aux obligations religieuses ». Ces manipulations sont destinées à faire qu’en l’esprit du lecteur le mot sharî‘a soit synonyme de lois religieuses. Tel le fond de croyance et de pensée de l’Orthodoxie islamique exprimé ici selon une boucle herméneutique volontaire orchestrée.

Cependant, si Dieu avait révélé la Charia, cela signifierait que tout son contenu serait dans le Coran, ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Tout au plus trouve-t-on dans le Coran un peu moins de 70 versets, sur environ 6632, qui ont pu être exploités par les jurisconsultes et intégrés à des éléments non-coraniques, parmi lesquels notamment un grand nombre de hadîths reprenant à leur compte de très nombreuses normes judaïques et des traditions arabes, perses ou romaines, pour les principales. Pour qui connaît un tant soit peu le judaïsme, l’on ne peut qu’être frappé par les similitudes entre le concept de Charia ou Loi islamique, et celui de Halakha, la Loi judaïque. Ainsi, rabbins et ulémas prétendent-ils se fonder sur leurs textes révélés, lesquels s’avérant insuffisants en la matière, obligent à se baser majoritairement sur l’appui d’autorités censées détenir les nécessaires informations complémentaires selon une chaîne ininterrompue remontant à leur prophète respectif : Moïse et Muhammad. La solution que les seconds ont vraisemblablement empruntée aux premiers répondait donc à la problématique suivante : comment construire un code de lois envisageant tous les aspects de la vie des croyants quand on ne dispose que d’un canon scripturaire révélé limité en données de ce type ? L’on ne sera donc pas étonné de voir que la Charia reprend de nombreux points de détail appartenant en réalité à la Loi judaïque, la Halakha. Si l’histoire de l’Islam montre sans difficulté l’élaboration progressive du concept de Charia et des règles qui la composent, en quoi ces concepteurs ont-ils suivi le Coran ?

 

• Que dit le Coran

Face à l’enjeu de l’unique verset référent présenté par l’Islam, nous en réaliserons l’Analyse littérale étape par étape. Voici une première approche laissant apparaître le segment-clef litigieux en arabe : « Ensuite, Nous t’avons [Muhammad] mis sur une sharî‘atin min al–amri ; suis-la donc, et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent point. », S45.V18. [3]

1– Concernant lAnalyse lexicale, que signifiait le terme sharî‘a au moment coranique ? L’étymologie du terme ramène à la racine shara‘a qui signifie à l’origine débuter le dépeçage [4] d’un animal par une incision droite entre les jambes et vers l’abdomen, d’où pointer droit sa lance sur quelqu’un et, par analogie, entamer une affaire. Ce mouvement de pénétration sera ainsi appliqué à l’idée de plonger quelqu’un ou quelque chose dans l’eau et, par métonymie, mener au point d’eau, d’où indiquer le chemin, tracer une voie. Aussi le terme sharî‘a vaut-il pour chemin tracé menant à l’eau,  ligne droite, chemin droit, d’où voie droite, expression que nous retiendrons. Lorsque les dictionnaires mentionnent pour shara‘a le sens de établir une loi d’origine divine et pour  sharî‘a celui de loi d’institution divine, il s’agit donc à l’évidence d’une introduction anachronique du vocabulaire technique de l’Islam développé bien postérieurement au Coran, sur ce point voir : Les réentrées lexicales. La préposition « min » a de nombreuses fonctions :  de, du, quant à, procédant de, etc. Quant à lui, le terme amr est assez polysémique et signifie ordre, commandement, décret, verdict, décision, affaire, chose, évènement, action, conduite, autant de notions en définitive assez vagues.

2– Concernant l’Analyse sémantique, l’on note que le mot sharî‘a est non déterminé par l’article : sharî‘atin et, sans avoir à préjuger du sens de ce mot, cela équivaut à une sharî‘a et non pas à la sharî‘a/ash–sharî’a. Cette simple observation invalide l’idée que ce verset pourrait traiter de la Charia en tant que concept, une entité en arabe devant être grammaticalement déterminée par l’article. À l’inverse, l’on constate que le mot amr est lui déterminé : al–amr. Malgré tout, pour comprendre donc avec précision la signification de la locution sharî‘atin min al–amr , il est nécessaire d’étudier l’insertion contextuelle de notre v18.

3– Concernant lAnalyse contextuelle, l’ensemble de cette sourate traite des résistances de Quraysh face à la révélation apportée par le Prophète, tel est le contexte général. Le contexte d’insertion est représenté par les vs15-16 permettant de saisir contextuellement le sens du mot amr. En effet, il y est fait allusion à ce que les Fils d’Israël/banî isrâ’îl reçurent de la part de Dieu : la Thora/al–kitâb, la Sagesse/al–ḥukm et par suite la prophétie/an–nubuwwa en leur lignée, v16. Puis il est précisé que « Nous |Dieu] leur avons donné des éclaircissements quant à al–amr et ils ne divergèrent donc qu’après que leur fut venue la connaissance/al–‘ilm… », v17. Si l’on se réfère à la thématique unique de cette sourate, ce passage établit donc un parallèle entre la situation des juifs et leur rapport déviant quant à la révélation dont ils furent honorés et le refus de Quraysh d’accepter de Muhammad  la révélation dont il est le porteur, cœur du problème de cette sourate, vs6-12. Si l’on compare les deux segments où apparaît le terme-clef amr : « Nous leur avons donné des éclaircissement quant à al–amr », v17, et « Nous t’avons mis sur sharî‘atin min al–amr », v18, alors, puisque les Fils d’Israël dévièrent de al–amr tout comme Quraysh le fait à présent, il est affirmé que Muhammad en tant que continuateur a été mis par Dieu sur une voie droite/sharî‘atan dont il ne doit pas dévier. Aussi Quraysh devrait-il le suivre plutôt que leurs passions : « suis-la donc, et ne suis pas les passions de ceux [les polythéistes mecquois] qui ne savent point. » Selon la logique de cette construction, le point commun représenté par le terme amr est donc la Révélation, celle dont dévièrent les Fils d’Israël et que rejette de même Quraysh. Comme il est dit : « Nous t’avons mis sur/‘alâ » une « voie droite/sharî‘atin », c’est donc que ce n’est pas la Révélation en tant que phénomène qui est ainsi désignée, mais ce qu’elle enseigne, son Message.

Du fait du champ lexical propre au mot amr ci-dessus rappelé, le choix le plus cohérent pour locution sharî‘atin min al–amr est donc : une voie/sharî‘a de/min la conduite/al–amr, ce qui se comprend contextuellement comme signifiant que Dieu, par la Révélation opérée vers le Prophète Muhammad lui a conféré une voie droite quant à la conduite à tenir. Le sens littéral de notre verset est donc le suivant : « Ensuite, Nous t’avons [Muhammad] mis sur une voie droite/sharî‘a quant à la conduite à tenir/min al–amr ; suis-la donc, et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent point. », S45.V18. Le message du Coran, n’est donc pas une Loi mais une voie, « voie droite/sharî‘a » que Dieu a indiqué à Muhammad par la Révélation. À contrario, l’on signalera que notre v18, révélé assez tôt dans la période mecquoise, ne pouvait mettre en avant une Loi révélée ou Charia pour les quelques musulmans regroupés autour du Prophète et qui, de plus, aurait dû être imposée à tous, ici les polythéistes. Si ce concept avait dû exister, c’eût été à Médine, mais aucun verset de cette époque ne fait allusion à cela.

– En effet, même si trois autres versets emploient la racine shara‘a et un terme de même champ lexical, aucun ne réfère à une quelconque notion de Charia ou Loi divine. Le premier est S5.V48, seul verset médinois, verset où le mot shir‘a vaut pour voie générale. Voici la traduction du segment concerné, il est relatif à la religion respective et respectée des juifs, des chrétiens et des musulmans : « Toutefois, à chacun d’entre vous Nous avons indiqué une voie générale/shir‘a et une voie spécifique/minhâj. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté religieuse/umma… », S5.V48. Pour l’analyse littérale de ce verset essentiel, voir Le Salut universel selon le Coran et en Islam. Le second et le troisième s’expliquent l’un l’autre : « Dieu vous a tracé/shara‘a en matière de voie/dîn ce qu’Il avait enjoint à Noé, et ce que Nous t’avons révélé, tout comme ce que Nous enjoignîmes à Abraham, Moïse et Jésus : Que vous vous teniez droits en la Voie/ad–dîn et que vous ne vous divisiez point à son sujet. Combien est énorme aux polythéistes ce à quoi tu les appelles ! Dieu choisit qui veut et guide vers Lui qui consent. », S42.V13, et « Auraient-ils des co-divinités qui leur auraient tracé/shara‘û en matière de voie/dîn ce que Dieu n’autorise pas ! N’eût été la Sentence, il aurait été jugé entre eux… et, certes, aux injustes un châtiment terrible. », S42.V21. Pour l’analyse de ces versets largement surinterprétés en Islam, voir : La Législation coranique selon le Coran et en Islam.

 

Conclusion

L’Analyse littérale du seul verset se référant à la notion de Charia, S45.V18, aura mis en évidence que ce terme coranique signifie une voie droite. La Charia coranique n’est donc pas une norme, une loi divine révélée, un code pénal, un système juridique. L’on mesurera là encore le différentiel entre le propos du Coran et les propos de l’Islam. La notion de sharî‘a/voie droite selon le Coran n’est en rien religieuse et encore moins juridique. La “charia” pour le Coran n’est donc pas une Loi, mais une voie droite dont le Coran commente la nature aux vs20-21 : « Ceci est preuves éclatantes pour les hommes, guidée et miséricorde pour les gens de certitude. Escomptent-ils ceux qui se sont porté atteinte par les mauvaises actions que Nous les considérions comme ceux qui croient et œuvrent vertueusement ? Que ce soit en leur vie et en leur mort, quel dommageable jugement ! » [5] La sharî‘a/voie droite coranique est donc fondée sur la foi et l’agir vertueux, voie morale et éthique.

Dr al Ajamî

 

[1] Voir : La Loi divine selon le Coran et en Islam et aussi La législation coranique selon le Coran et en Islam.

[2] En effet, pour les uns, la Charia serait la Loi de Dieu révélée dans le Coran, éternelle, parfaite, et réglant tous les aspects de la vie du croyant, de sa pratique religieuse à sa vie en société. Pour d’autres, elle représente l’explication concrète du Coran et de l’ensemble des paroles et propos du Prophète Muhammad qui ont été consignés. Pour certains, elle est assimilée au droit religieux, c’est-à-dire aux rituels cultuels déterminés par le Coran. Pour d’aucuns, elle correspond au Droit pénal développé à partir de quelques dizaines de versets du Coran. Pour tous, elle est un peu de tout cela à la fois, indistinctement.

[3] S45.V18 : « ثُمَّ جَعَلْنَاكَ عَلَى شَرِيعَةٍ مِنَ الْأَمْرِ فَاتَّبِعْهَا وَلَا تَتَّبِعْ أَهْوَاءَ الَّذِينَ لَا يَعْلَمُونَ »

[4] Les philologues ont fait observer le rapport dit de grande étymologie ou ishtiqâq entre shara‘a et sharaḥa signifiant aussi dépouiller, dépecer.

[5] S45.V20-21 :

  هَذَا بَصَائِرُ لِلنَّاسِ وَهُدًى وَرَحْمَةٌ لِقَوْمٍ يُوقِنُونَ (20) أَمْ حَسِبَ الَّذِينَ اجْتَرَحُوا السَّيِّئَاتِ أَنْ نَجْعَلَهُمْ كَالَّذِينَ آَمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ سَوَاءً مَحْيَاهُمْ وَمَمَاتُهُمْ سَاءَ مَا يَحْكُمُونَ