S2.V168 ; S16.V114 ; S5.V88 ; S16.V116 ; S10.V59 ; S5.V87
Nous avons montré en une série de quatre articles[1] que l’Islam avait créé le concept du haram au détriment des catégories coraniques liées à l’usage de la forme verbale ḥarrama. Pour ce faire, l’Islam a réduit les trois niveaux coraniques : rendre tabou, interdire, sacraliser au seul concept dit de l’illicite/haram, notion juridique correspondant aux interdits de l’Islam. En ayant dévié la démarche coranique vers le domaine de son propre Droit/fiqh, l’Islam a ainsi introduit quantité d’interdits supplémentaires alors même que la position coranique était clairement contre la prolifération des interdits de nature cultuelle ou culturelle. Autrement formulé, bien que le Coran soit venu libérer les hommes du carcan des interdits religieux, l’Islam a réintroduit le joug des traditions et développé l’orthopraxie alimentaire et sociétale. Or, du fait de sa communauté d’emprunt au concept judaïque du pur/tahor/impur/tamé, le concept de haram propre à l’Islam nécessitait que soit de même développé son opposé le halal, il convient donc que nous examinions à présent la ou les significations du terme-clef halâl selon le Coran.
• Que dit l’Islam
Bien que dans le Coran le terme ḥarâm ne signifie que sacré,[2] plusieurs niveaux de compréhension du mot-concept ḥalâl coexistent en fonction des significations que l’Islam lui confère.
1- La définition la plus couramment admise à l’heure actuelle de halal est licite, ce en opposition au haram compris comme signifiant l’illicite.
2- Selon les ouvrages de Droit/fiqh, le haram désigne ce qui est impur et donc le halal ce qui pur, l’influence judaïque est ici manifeste.
3- Lorsque le haram concerne les interdits alimentaires carnés,[3] le halal désigne alors ce qui a été abattu selon le rite islamique.
4- Lorsque par haram l’on entend ce qui en réalité dans le Coran relève à la fois des commandements moraux et des recommandations éthiques,[4] le halal qualifie alors un mode de vie.
5- Englobant les points ci-dessus, le halal est souvent donné comme tout ce qui est permis par l’Islam, c’est-à-dire en l’occurrence la Charia islamique.[5]
De plus, l’on assiste à l’heure actuelle à une exacerbation et à une inflation du halal mettant en œuvre à des degrés divers et alternativement ces cinq définitions. Ce néo-développement est lié à au moins trois facteurs : la volonté de l’islamisme à partir des années 80 de démarquer ses adhérents de la masse musulmane sécularisée ; le besoin de marqueurs identitaires des minorités musulmanes en terre d’Occident ; l’exploitation mercantile du marché économique dit du halal. C’est ainsi qu’est dit halal aussi bien une côtelette d’agneau égorgé rituellement que du champagne sans alcool, des jeux vidéos, voire des sex-shops, mais aussi des hôtels, des séjours de vacances, des mariages, et jusqu’à l’eau en Malaisie, championne du genre. Enfin, notons que le cinquième point mentionné traduit deux glissements de sens. Le premier déplace la question du halal du champ rituel vers le champ sociétal, ce qui en soi signerait paradoxalement une désacralisation du halal ! Le second amène à vouloir définir tout ce qui est halal, normativité exponentielle aussi totalisante que totalisatrice à terme, alors que le principe juridique classique visait à établir plus restrictivement ce qui est haram, nous y reviendrons.
• Que dit le Coran
1–Signification du terme ḥalâl
D’une part, il convient de garder présent à l’esprit que dans le Coran ḥarâm signifie uniquement sacré et que ce terme n’y est employé que pour qualifier sept choses.[6] D’autre part, le terme ḥalâl/licite est considéré par l’Islam comme l’opposé de ḥarâm/illicite, alors même que le seul antonyme vrai de sacré est profane. Si donc dans le Coran il est logique à priori que ḥalâl ne puisse en aucun cas signifier licite, nous allons constater que ses trois significations possibles correspondent aux trois champs lexicaux mis en jeu par l’emploi coranique de la forme verbale ḥarrama, à savoir : 1- interdire moralement ; 2- rendre tabou, tabouiser ; 3- sacraliser.[7] Ceci étant précisé, dans le Coran le terme-clef ḥalâl est retrouvé en six versets s’exprimant en trois contextes énonciatifs différents.
– Concernant le premier contexte, un seul verset : « Disposez, [8] de ce que vous avez pris en butin, de ce qui est permis/ḥalâlan, correctement/ṭayyiban, et craignez Dieu…»[9] Ce verset est très probablement en rapport avec la prise du butin à Badr et, puisque la Sourate VIII fait allusion aux polémiques quant à la destination et la répartition du butin, il n’y a donc pas lieu de spéculer ici sur la nature supposée « licite » du butin. Il est par contre logiquement fait référence à « ce qui est permis/ḥalâlan » quant à la quotité de parts distribuées « correctement/ṭayyiban », c’est-à-dire en vous conformant aux règles de partage qui vous ont été édictées précédemment aux versets S8.V1 et S8.V41. En ce cas donc, le sens de ḥalâl/permis est antonyme de la première ligne de sens de ḥarrama qui, comme nous l’avons démontré, signifie s’interdire ce que le Coran a moralement condamné.[10]
– Concernant le deuxième contexte, trois versets sont liés à l’édiction des quatre tabous alimentaires fixés par le Coran. Ainsi, en S2.V168 : « Ô gens ! Mangez de ce qui est sur terre librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban ; et ne suivez point les pas du Shaytân, car il est pour vous un ennemi déclaré ! »[11] Ce verset est en lien contextuel proche avec : « Il [Dieu] ne vous a rendu tabou/ḥarrama que la bête trouvée morte, le sang, la viande de porc et ce qui a été sacrifié/uhilla à un autre que Dieu… », v173. De même pour S16.V114 : « Et mangez de ce que Dieu vous a attribué librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban, et rendez grâce au bienfait de Dieu si c’est Lui que vous adorez ! »[12] Ce verset précède l’édiction des quatre tabous alimentaires : « Il [Dieu] ne vous a rendu tabou/harrama que la bête trouvée morte, le sang, la viande de porc et ce qui a été sacrifié/uhilla à un autre que Dieu.», v115. Quant à S5.V88 : « Et mangez de ce que Dieu vous a attribué librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban, et craignez Dieu en lequel vous croyez ! »,[13] ce verset répond à un refus de suivre ladite édiction de tabous : « Ô croyants ! Ne déclarez point tabou/ḥarrama les bonnes choses/aṭ–ṭayyibât que Dieu a pour vous rendu libre/aḥalla. Ne transgressez pas, car Dieu n’aime pas les transgresseurs ! »,[14] v87. Nous envisagerons ce v87 plus avant lors de l’étude des significations du verbe aḥalla.
En ces versets donc, le terme ḥalâl est clairement opposé à la notion de tabous coraniques exprimée par l’emploi de la deuxième ligne de sens du verbe ḥarrama : rendre tabou, tabouiser.[15] En ce cas, ḥalâl en est l’antonyme et qualifie ce qui est non tabou, libre de tabou, d’où notre « librement », ce que l’étymologie confirme. En effet, ḥalâl est le nom d’action de la racine ḥalla lorsqu’elle signifie dénouer, résoudre, faciliter, étendre, déployer, et ḥalâl selon ce champ lexical désigne donc ce qui est sans lien, facilité, sans contrainte, libre d’accès, donc ici concernant ce qui n’a pas été rendu tabou par le Coran : ce dont on peut user « librement ». Il convient aussi de noter qu’en ces versets ḥalâlan est grammaticalement le complément de manière du verbe manger/akala et non pas un adjectif qualifiant le statut de ce l’on mange. De plus, lorsque la racine ḥalla signifie permettre, être désacralisé, être profane, le nom d’action correspondant est ḥill et non pas ḥalâl, comme en témoigne si nécessaire le Coran en S5.V5 ; S3.V93 ; S60.V10.
Ainsi, traduire ḥalâl en ces versets par « licitement » est un abus de sens commis par l’Islam afin de parvenir à justifier dans le Coran le système islamique basé sur l’antinomie ḥalâl/licite versus ḥarâm/illicite. Cette emprise de l’Islam sur le lexique coranique a bien évidemment été inscrite et traduite dans les dictionnaires pour lesquels ḥalâl signifie aussi licite, sur ce phénomène voir : Les réentrées lexicales. De même, il est tout aussi incorrect lexicalement que grammaticalement de traduire en ces versets le complément adverbial « ṭayyiban/ce qui en est bon » par « ce qui est pur » puisque, si par définition tout est libre à la consommation, c’est que rien n’est en soi impur. Il s’agit seulement de préciser que les hommes ne sont pas dans l’obligation de consommer tout ce qui est à leur disposition, mais seulement ce qu’il leur est agréable, « ce qui en est bon » comme aliments en fonction de leurs goûts. De plus, rappelons que l’adjectif ṭayyib signifie uniquement bon, agréable, doux, correct, mais en aucun cas pur. Au final, l’exégèse juridique a forcé lexicalement et grammaticalement le texte pour y surimposer la notion de haram/halal. La traduction standard témoigne encore de cette construction herméneutique lorsqu’elle rend en S2.V168 les compléments de manière ḥalâlan et ṭayyiban, donc indéterminés par l’article, par le syntagme « le licite et le pur », la détermination par l’article imposant ainsi l’idée du concept voulu par l’Islam. Il ressort de notre analyse qu’un des principes majeurs soutenus en la matière par le Droit : « tout ce qui est pur est licite et tout ce qui est impur est illicite » n’a aucun fondement coranique. Nous l’avons démontré, le propos du Coran est uniquement de préciser qu’en dehors des quatre tabous alimentaires les hommes peuvent profiter à leur guise de ce que Dieu a mis à leur disposition.
Du reste, l’idée que les hommes disposent « librement » de toute chose sur terre en dehors de ce qui est tabou connaît dans le Coran une justification principielle. Au niveau archétypal il a été indiqué que Adam et Ève disposaient librement de l’ensemble des biens du Jardin en dehors du Tabou symbole de l’Arbre interdit : « Et Nous dîmes : Ô Adam ! Réside, toi et ta moitié, au Jardin. Jouissez-en, tous deux, aisément, où bon vous semble. Mais, n’approchez pas tous deux de cet Arbre, vous seriez alors tous deux au nombre de ceux qui se lèsent. Or, le Shaytân les fit tous deux trébucher et les fit sortir de leur situation… »[16] Notons qu’en S2.V168 précédemment cité, nous retrouvons la présence de Shaytân : « mangez de ce qui est sur terre librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban ; et ne suivez point les pas du Shaytân », lequel représente la participation de nos passions comme nous allons le constater ci-dessous.
– Concernant le troisième contexte, deux versets : « Dis-leur : Considérerez-vous ce que Dieu a mis à votre disposition[17] comme subsistance et que [partie] vous rendez sacré/ḥarâm et [partie] profane/ḥalâl ? Dis : Dieu vous en a-t-il donné l’autorisation ou bien forgez-vous mensonge [18] contre Dieu ? »[19] et « Ne dites point, de ce que vos langues profèrent comme mensonge : Ceci est profane/ḥalâl et ceci est sacré/ḥarâm, forgeant contre Dieu le mensonge… »[20] Ces versets sont au cœur de la polémique soulevée par l’édiction des tabous coraniques. Nous l’avons explicité lors de l’étude du verbe ḥarrama, le Coran est intervenu pour supprimer les très nombreux interdits que les Arabes polythéistes tenaient pour chose sacrée. Ce message radical suscita de fortes réactions d’opposition à Muhammad de la part des polythéistes qui ne pouvaient concevoir que l’on remette en cause la sacralité de leurs traditions. La Révélation le charge donc de répondre : « Dis-leur : Considérerez-vous ce que Dieu a mis à votre disposition comme subsistance et que [partie] vous rendez sacré/ḥarâm et [partie] profane/ḥalâl? Dis : Dieu vous en a-t-il donné l’autorisation ou bien forgez-vous mensonge contre Dieu ? » S10.V59. Autrement dit, c’est au nom de votre foi que vous avez sacralisé telle ou telle chose, mais en réalité vous n’avez aucune preuve que ces traditions proviennent de Dieu, auxquelles pourtant vous croyez.[21] Il ne s’agit là que de croyances sans fondement scripturaire, voire des pratiques superstitieuses, que le Coran qualifie donc de forgeries mensongères : « Ne dites point, de ce que vos langues profèrent comme mensonge : Ceci est profane/ḥalâl et ceci est sacré/ḥarâm, forgeant en cela mensonge quant à Dieu… », S16.V116. Du point de vue lexical, l’on constate qu’en ces versets le terme ḥalâl est opposé au terme ḥarâm dont nous avons démontré qu’en ce contexte il signifiait sacré.[22] Il est donc parfaitement cohérent que ḥalâl soit ici l’antonyme de sacré : « profane ». En cela ḥalâl/profane est bien antonyme de la troisième ligne de sens de ḥarrama : sacraliser.
En résumé, les six occurrences du terme ḥalâl dans le Coran n’ont pas pour signification licite pas plus que ḥarâm ne signifie illicite, mais elles ne peuvent pas non plus s’entendre de manière univoque comme antonymiques du qualificatif ḥarâm. L’Analyse littérale de ces versets montre qu’en réalité le terme ḥalâl se comprend en opposition aux trois lignes de sens du verbe ḥarrama dans le Coran. Nous avons ainsi mis en évidence trois couples antithétiques : 1- ḥalâl/permis lorsque ḥarrama signifie interdire moralement ; 2- ḥalâl/libre lorsque ḥarrama signifie tabou ; 3- ḥalâl/profane lorsque ḥarrama signifie sacraliser.
2– Signification du verbe aḥalla
Selon la même logique de construction, de nombreux versets mettent en jeu la forme IV aḥalla en opposition avec la forme IV ḥarrama. De manière attendue, l’on constate donc que tout comme pour le terme ḥalâl le verbe aḥalla connaît trois significations en fonction des trois lignes de sens de ḥarrama ci-dessus rappelées.
a– Le verbe aḥalla lorsque ḥarrama signifie interdire moralement :
En l’article consacré à l’étude des interdits ou commandements moraux du Coran nous avons rencontré les versets suivants : « Ô Prophète ! Pourquoi d’interdis-tu/ḥarrama ce que Dieu t’a permis/aḥalla ?… »[23] ; « Certes, l’intercalation/an–nasî’ est un surcroît dans la dénégation/kufr par lequel les polythéistes s’égarent, le permettant/aḥalla telle année et l’interdisant/ḥarrama telle autre afin d’ajuster le compte, ce que Dieu a interdit/ḥarrama. Ils rendent donc permis/aḥalla ce que Dieu a interdit/ḥarrama, le mal de leurs actes leur paraît beau, mais Dieu ne guide pas le peuple des dénégateurs. »[24] ; « …Ils disent : En vérité, la vente et comme le prêt à doublements/ar–ribâ. Mais Dieu a permis/aḥalla la vente et interdit/ḥarrama le prêt à doublements !… »[25], Le verbe aḥalla a donc logiquement et incontestablement ici le sens de permettre sans qu’en cela n’intervienne la notion juridique de licite.
b– Le verbe aḥalla lorsque ḥarrama signifie rendre tabou, tabouiser :
À titre d’exemple, nous avons au premier paragraphe cité S5.V88 : « Et mangez de ce que Dieu vous a attribué librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban, et craignez Dieu en lequel vous croyez ! » Contextuellement, ce verset fait directement réponse au v87 : « Ô croyants ! Ne déclarez point tabou/ḥarrama les bonnes choses/aṭ–ṭayyibât que Dieu a pour vous rendu libres/aḥalla. Ne transgressez pas, car Dieu n’aime pas les transgresseurs ! » Nous avons aussi vu que le Coran rapporte et critique la réaction négative des polythéistes arabes face au rejet coranique de leurs nombreuses traditions de tabou. Cependant, force est de constater que le présent verset s’adresse directement aux premiers musulmans : « ô croyants ». En tant qu’Arabes eux-mêmes, ils eurent donc des difficultés à accepter la révolution coranique édictant l’élimination de leurs traditions, ce plus de dix ans après les premières révélations sur ce sujet. Il leur est donc reproché de vouloir continuer à s’abstenir de certains de leurs tabous traditionnels : « ne déclarez point tabou » alors même qu’il leur a été enseigné qu’en dehors des quatre tabous alimentaires[26] prônés par le Coran il est ordonné de consommer « ce que Dieu vous a attribué librement/ḥalâlan ». Ceci fait écho au segment « de ce qui est sur terre librement/ḥalâlan des versets S2.V168 et S16.V114 précédemment analysés et confirme donc que le verbe aḥalla a bien en ce contexte le sens de rendre libre : « ce que Dieu a pour vous rendu libre/aḥalla ». L’on constatera aussi que le segment « ce qui en est bon/ṭayyiban » est glosé par « les bonnes choses/aṭ–ṭayyibât », ce qui, comme nous l’avons dit, ne signifie pas que toute bonne chose est licite et que toute mauvaise serait illicite, mais bien qu’en dehors des quatre tabous alimentaires les hommes sont libres de consommer ce qu’ils veulent en fonction de leurs cultures et de leurs goûts. Enfin, il est explicite que s’interdire certains aliments en plus des quatre tabous coraniques est considéré comme une transgression et « Dieu n’aime pas les transgresseurs », mise en garde à méditer par tous ceux qui en Islam et au nom de l’Islam prétendent interdire, en sus de ce que le Coran a établi, tel ou tel aliment !
c– Le verbe aḥalla lorsque ḥarrama signifie rendre sacré, sacraliser :
Pour rappel, le Coran ne reconnaît la sacralité que de sept choses : 1- la Kaaba ; 2- le périmètre sacré de la Kaaba ; 3- les mois sacrés ; 4– un lieu sacré ; 5- l’interdiction de la chasse en état de sacralisation ; 6- le respect des pactes et des traités ; 7- la vie. Comme nous l’avions alors souligné, l’on constate que cinq de ces éléments sont en lien avec le Pèlerinage. C’est ainsi qu’à ce sujet nous trouvons le verset suivant : « Ô croyants ! Ne profanez pas/aḥalla les rites/sha‘â’ir de Dieu et les mois sacrés/shahr al–harâm…»[27] S5.V2. La signification de aḥalla : profaner est ici logique et renvoie au sens de ḥarrama/sacraliser.
Conclusion
Dans le Coran, le terme ḥalâl ne signifie en aucun cas licite pas plus que le terme ḥarâm n’y signifie illicite.[28] Le concept-clef dit du halal/haram tel que l’Islam l’a institutionnalisé et codifié n’est donc en rien coranique.
Par contre, l’Analyse littérale des nombreux versets mis en jeu aura montré que selon le Coran le terme ḥalâl connaît contextuellement trois sens différents : permis, libre, profane. De plus, nous aurons démontré que ces trois significations du mot ḥalâl sont antonymes des trois lignes de sens du verbe ḥarrama : interdire moralement, rendre tabou, sacraliser. En toute rigueur, nous avons alors constaté le même triple rapport antonymique pour le verbe aḥalla qui dans le Coran a logiquement aussi les trois significations suivantes : permettre, rendre libre, profaner.
De ce constat littéral, l’on déduit obligatoirement que le concept halal/haram tel que l’Islam le définit est une construction juridique postérieure au Coran et spécifiquement développée par le Droit islamique. De toute évidence, il ne s’agit là que d’une version islamisée ayant été empruntée au judaïsme pour qui la division des choses et du monde entre pur/tahura et impur/tuma’ est essentielle.
De même, nous aurons constaté qu’aucune des cinq définitions du “halal” selon l’Islam[29] n’a d’équivalent coranique. Parmi celles-ci, une doit retenir notre attention du fait que les termes-clefs ḥalâl, ḥarâm et les verbes correspondants aḥalla et ḥarrama sont majoritairement en lien avec la question des tabous alimentaires. En la matière, nous avons vu que le verset suivant illustre parfaitement le paradigme coranique : « Ô gens ! Mangez de ce qui est sur terre librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban ; et ne suivez point les pas du Shaytân, car il est pour vous un ennemi déclaré ! » S2.V168. Cette déclaration principielle est assortie d’une restriction très limitée puisqu’elle ne vise que quatre aliments carnés, pour mémoire : 1- les bêtes trouvées mortes ; 2- le sang extravasé ; 3- le porc ; 4- les animaux consacrés à un autre que Dieu.[30] Il s’agissait là d’une véritable révolution culturelle et cultuelle, une réforme radicale abolissant la notion de tabou religieux et ne reconnaissant que quatre tabous spécifiés uniquement par voie de révélation et en dehors desquels les hommes sont libres de consommer ce qui leur plaît. La sécularisation essentielle indiquée par le Coran ne résistera pas à l’entreprise religieuse post-coranique. Aussi, les juristes des premières générations s’éloigneront de la simplicité coranique et l’Islam deviendra progressivement plus restrictif en s’inspirant des règles alimentaires de la kashrut juive, nous l’avons dit.
Or, ce phénomène est à l’heure actuelle réactivé et amplifié au point de produire une démarche à l’exact opposé de ce que le Coran, et même l’Islam des premiers siècles, prônent. En effet, selon la logique coranique, le croyant doit uniquement s’abstenir de consommer les quatre aliments déclarés tabous par le Coran, c’est-à-dire selon la terminologie de l’Islam “le haram”. Cependant, selon la logique contemporaine du Droit islamique, le croyant doit s’évertuer à rechercher “le halal” ! Les conséquences pratiques de ce renversement de sens à contre-Coran ne sont pas négligeables. En Occident, elles isolent les musulmans de la société tout autant qu’elles font la fortune du marché dit halal, lequel ne pourrait exister si l’on respectait “seulement” le principe coranique d’abstention des quatre tabous alimentaires. Tout particulièrement, cette situation constatée pose la question de la licéité des aliments carnés. En d’autres termes, le halal en tant que désignant ce qui a été abattu selon le rite islamique. À priori, étant entendu que la notion de ḥalâl selon le Coran est sans lien avec la notion de licéité, l’on est en droit de se demander en quelle mesure le texte coranique aurait prescrit une « halalisation » de ce qu’il a par ailleurs décrété non-tabou et sans contrainte : « Mangez de ce qui est sur terre librement/ḥalâlan ce qui en est bon/ṭayyiban » ? Cette problématique renvoie donc au dernier article de cette série : 6– Le halal : l’abattage rituel selon le Coran et en Islam.
Dr al Ajamî
[1] 1- Le haram : le sacré selon le Coran ; 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam ; 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran ; 4– Le “haram” selon le Coran : synthèse.
[2] Cf. 1- Le haram : le sacré selon le Coran.
[3] Cf. 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.
[4] Cf. : 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran.
[5] Sur la déconstruction de cette entité, voir : La Charia selon le Coran et en Islam.
[6] Pour rappel il s’agit de ce que nous nommons les ḥurumât : : 1- la Kaaba/al–masjid al–ḥarâm ; 2- le périmètre sacré de la Kaaba ; 3- les mois sacrés/shahr al–ḥarâm ; 4– un lieu sacré/mash‘ar al–ḥarâm ; 5- l’interdiction de la chasse en état de sacralisation ; 6- le respect des pactes et des traités ; 7- la vie. Cf. 1- Le haram : le sacré selon le Coran.
[8] Le verbe est akala/manger mais, s’agissant de butin au sens large, il convient de le traduire logiquement par profiter, user de, jouir de.
[9] S8.V69 : «…فَكُلُوا مِمَّا غَنِمْتُمْ حَلَالًا طَيِّبًا وَاتَّقُوا اللَّهَ إِنَّ اللَّهَ غَفُورٌ رَحِيمٌ »
[10] Voir : 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran.
[11] S2.V168 : « يَا أَيُّهَا النَّاسُ كُلُوا مِمَّا فِي الْأَرْضِ حَلَالًا طَيِّبًا وَلَا تَتَّبِعُوا خُطُوَاتِ الشَّيْطَانِ إِنَّهُ لَكُمْ عَدُوٌّ مُبِينٌ »
[12] S16.V114 : « فَكُلُوا مِمَّا رَزَقَكُمُ اللَّهُ حَلَالًا طَيِّبًا وَاشْكُرُوا نِعْمَةَ اللَّهِ إِنْ كُنْتُمْ إِيَّاهُ تَعْبُدُونَ »
[13] S5.V88 : « وَكُلُوا مِمَّا رَزَقَكُمُ اللَّهُ حَلَالًا طَيِّبًا وَاتَّقُوا اللَّهَ الَّذِي أَنْتُمْ بِهِ مُؤْمِنُونَ »
[14] S5.V87 : « يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا لَا تُحَرِّمُوا طَيِّبَاتِ مَا أَحَلَّ اللَّهُ لَكُمْ وَلَا تَعْتَدُوا إِنَّ اللَّهَ لَا يُحِبُّ الْمُعْتَدِينَ »
[15] Voir : 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.
[16] S2.V35-36 :
«…وَقُلْنَا يَا آَدَمُ اسْكُنْ أَنْتَ وَزَوْجُكَ الْجَنَّةَ وَكُلَا مِنْهَا رَغَدًا حَيْثُ شِئْتُمَا وَلَا تَقْرَبَا هَذِهِ الشَّجَرَةَ فَتَكُونَا مِنَ الظَّالِمِينَ (35) فَأَزَلَّهُمَا الشَّيْطَانُ عَنْهَا فَأَخْرَجَهُمَا مِمَّا كَانَا فِيهِ »
[17] Ici le verbe est anzala qu’en dépit du bon sens les traductions rendent ici par faire descendre ! Bien évidemment, ce verbe est présentement à comprendre selon une autre signification connue : donner l’hospitalité, ce qui, s’agissant de ce que Dieu a pourvu les hommes en Sa création, évoque ce qu’Il a mis à disposition, d’où : « Dieu à mis à votre disposition comme subsistance ».
[18] Au verbe iftarâ/forger, inventer est associée l’idée de mensonge, comme l’indique S16.V116 précédemment cité.
[19] S10.V59 : « قُلْ أَرَأَيْتُمْ مَا أَنْزَلَ اللَّهُ لَكُمْ مِنْ رِزْقٍ فَجَعَلْتُمْ مِنْهُ حَرَامًا وَحَلَالًا قُلْ آَللَّهُ أَذِنَ لَكُمْ أَمْ عَلَى اللَّهِ تَفْتَرُونَ »
[20] S16.V116 : «… وَلَا تَقُولُوا لِمَا تَصِفُ أَلْسِنَتُكُمُ الْكَذِبَ هَذَا حَلَالٌ وَهَذَا حَرَامٌ لِتَفْتَرُوا عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ »
[21] Pour mémoire, les Arabes croyaient en Dieu/Allâh, voir par exemple cf. S29.V61 ; S10.V31.
[22] Voir : 1- Le haram : le sacré selon le Coran.
[23] S66.V1 : «…يَا أَيُّهَا النَّبِيُّ لِمَ تُحَرِّمُ مَا أَحَلَّ اللَّهُ لَكَ »
[24] S9.V37 :
« إِنَّمَا النَّسِيءُ زِيَادَةٌ فِي الْكُفْرِ يُضَلُّ بِهِ الَّذِينَ كَفَرُوا يُحِلُّونَهُ عَامًا وَيُحَرِّمُونَهُ عَامًا لِيُوَاطِئُوا عِدَّةَ مَا حَرَّمَ اللَّهُ فَيُحِلُّوا مَا حَرَّمَ اللَّهُ زُيِّنَ لَهُمْ سُوءُ أَعْمَالِهِمْ وَاللَّهُ لَا يَهْدِي الْقَوْمَ الْكَافِرِينَ »
[25] S2.V275 : «…ذَلِكَ بِأَنَّهُمْ قَالُوا إِنَّمَا الْبَيْعُ مِثْلُ الرِّبَا وَأَحَلَّ اللَّهُ الْبَيْعَ وَحَرَّمَ الرِّب …» Pour « prêt à doublements » en tant que sens littéral de ribâ, voir : La ribâ, le prêt à intérêt et l’usure sont-ils “haram” selon le Coran et en Islam ?
[26] Voir : 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.
[27] S5.V2 : «…يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا لَا تُحِلُّوا شَعَائِرَ اللَّهِ وَلَا الشَّهْرَ الْحَرَامَ »
[28] Pour le sens de ḥarâm, voir : 1- Le haram : le sacré selon le Coran.
[29] Voir le premier chapitre de cet article : Que dit l’Islam.
[30] Voir : 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.